Des droits à préserver, ou pas ?
Le droit local a-t-il un avenir ? Lorsque la question est posée aux Alsaciens, ils en sont de moins en moins convaincus. D’où la nécessité de rappeler régulièrement en quoi consiste ce droit local.
Cet article publié dans les DNA du 3 octobre 2021 par Annick Woehl permet en quelques minutes de revisiter les contours de ce droit local si cher pour les uns et si éloigné de leurs préoccupations pour les autres.
Les Alsaciens, des citoyens privilégiés
Le droit local, si cher aux Alsaciens, s’est bâti, il y a 150 ans, en couches successives de droit français, allemand et provincial. Ce lundi 4 octobre, une conférence sur le sujet est donnée à la cour d’appel de Colmar.
L’histoire commence franchement mal… Le 10 mai 1871, il y a 150 ans, le traité de paix de Francfort officialisait l’annexion de l’Alsace et de la Moselle à l’empire allemand. Mais ce douloureux épisode de l’histoire régionale va déboucher sur un avantageux droit local qui subsiste encore aujourd’hui.
Ce droit s’est bâti comme un mille-feuille, explique Éric Sander, secrétaire général de l’Institut du droit local. « Au début, l’Allemagne conserve pour ce territoire le droit français, à savoir le Code Napoléon et le Concordat de 1801 », qui lie la France et le Saint-Siège, ainsi que les dispositions similaires pour les protestants puis les israélites. C’est la première couche.
La deuxième couche est composée du nouveau droit allemand, des textes promulgués entre 1870 et 1918, avec principalement les lois sociales de Bismarck de 1883/1884 (assurances maladie et vieillesse) ou « la codification allemande qui entre en vigueur en 1900. Ces mesures vont être introduites dans le Reichsland Elsass-Lothringen comme dans les autres Länder allemands. Le Code Napoléon, lui, disparaît sur nos territoires, raconte Éric Sander. L’Alsace va bénéficier ainsi de ces grandes avancées juridiques et sociales, alors que dans la France, il n’y avait rien du tout, il faudra attendre 1945/46 », rappelle le juriste.
Au temps où l’Alsace-Moselle était un « land », doté d’un parlement
Nous voilà Land dans un pays fédéral, ce qui implique pour l’Alsace-Moselle un pouvoir législatif propre qui va développer « une législation provinciale » spécifique à ce territoire. En 1874 est ainsi constituée une délégation d’Alsace-Moselle pour voter les textes, institution érigée en parlement par la constitution de 1911. Cette délégation siégera d’abord dans un bâtiment de bois et de briques à Strasbourg, avant d’occuper l’actuel Théâtre national de Strasbourg (TNS) place de la République à partir de 1895. Les dispositions sur la chasse ou le cadastre, toujours en vigueur, datent par exemple de cette époque.
Quand, en 1918, les trois départements redeviennent français, se pose la question : que faire de tout ça ? Les élus locaux veulent le maintien des droits locaux, notamment de la sécurité sociale, plus avantageux. Le reste du pays a connu un grand changement avec la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905 qui a passé à la trappe la loi des cultes. « On décide de maintenir certains points du droit local pour les départements annexés, explique Éric Sander, et notamment la loi des cultes. À la sortie de la Première Guerre mondiale, le gouvernement ne voulait pas d’une nouvelle guerre de religion… » Ce principe est acté dans deux lois de juin 1924.
Enfin, le Conseil constitutionnel a reconnu l’existence du droit local comme étant un principe fondamental dans la décision Somodia du 5 août 2011. Une victoire pour ceux qui voient le verre à moitié plein. Pour les autres, c’est un coup porté car la décision interdit toute évolution du droit local qui creuserait la différence entre les Alsaciens-Mosellans et les Français de l’intérieur. Signalons qu’une QPC (question prioritaire de constitutionnalité) sera tranchée le 5 octobre prochain sur une partie de la rémunération des avocats (les frais taxables).
Aujourd’hui, le droit local représente 5 % environ de la réglementation applicable sur les trois départements : régime des cultes, droit des associations, de la sécurité sociale, droit du travail, de la chasse, livre foncier, etc.
Pour information
Dans le cadre de la Nuit du droit, la cour d’appel de Colmar organise une conférence intitulée « Il y a 150 ans, naissance du droit local » menée par Éric Sander de l’Institut du droit local, lundi 4 octobre à 18 h. Entrée libre, inscription obligatoire sur evenements.ca-colmar@justice.fr
Des menaces ?…. Même pas peur
Régulièrement, les défenseurs du droit local crient au loup : une menace planerait sur les précieuses dispositions. « C’est pour secouer le cocotier, aiguillonner les gens, le droit local n’est pas menacé », concède Éric Sander de l’Institut. Les attaques sont donc rarissimes ou ressemblent à des pichenettes. La dernière, sérieuse, en date remonte à la loi contre les séparatismes de l’été 2021. Elle introduit un plus fort contrôle des associations à vocation cultuelles, notamment sur l’origine de leurs financements, et oblige d’informer le préfet trois mois avant toute subvention publique pour la construction d’un lieu de culte. Ces mesures sont venues en réponse à la polémique autour du financement de la mosquée Eyyub Sultan de Strasbourg. « À ce moment, l’idée de supprimer le régime des cultes a ressurgi, raconte Éric Sander. On n’avait plus eu une attaque frontale similaire depuis le cartel des gauches en 1924 ! » Édouard Herriot (alors président du conseil et défenseur de la laïcité) avait tenté d’étendre la séparation de l’Église et de l’État à l’Alsace-Moselle.
Régime des cultes et laïcité
Mais pas de quoi inquiéter le responsable qui peut se targuer du soutien indéfectible des présidents de la République et hommes politiques. « François Bayrou a même voulu étendre le régime local au pays en matière d’assurance maladie. » Et d’ajouter : « Avec le projet 3D, décentralisation, différenciation territoriale et déconcentration, nous devrions servir de modèle ! »
Le régime des cultes a toujours été LE sujet polémique. Les défenseurs de la laïcité, comme Jean-Luc Mélenchon et bien d’autres, voudraient le voir disparaître au nom du principe républicain. « La loi générale est hypocrite, rétorque le Strasbourgeois. Elle interdit de financer des lieux de culte mais demande aux propriétaires d’édifices de les entretenir… D’ailleurs tout le monde finance des églises ou mosquées en France ! »
Dans les attaques à l’encontre du droit local, on peut encore évoquer la décision de 2012 du conseil constitutionnel de supprimer l’obligation pour les artisans d’Alsace Moselle de s’affilier à une corporation en payant une cotisation ; décision qui avait fragilisé ces dernières les privant d’une source de revenus importante.
Droit des cultes, du travail, des associations, de la chasse…
Le droit local touche de nombreux domaines dans le quotidien des Alsaciens et Mosellans. Quelques exemples parmi beaucoup d’autres.
❏ 13 jours fériés, tous chômés.- Les Alsaciens disposent de deux jours de congé de plus : le Vendredi saint et le 26 décembre. Mais ce n’est pas tout : ici, les treize jours fériés (8 Mai, Ascension, 14 Juillet, Toussaint, etc.) sont chômés et payés. Alors qu’en Vieille France, si les salariés ne travaillent pas les onze jours fériés, la loi n’impose pas aux employeurs de les rémunérer, excepté le 1er mai ; cela peut néanmoins être prévu dans les conventions collectives, « généralement assez généreuses sur ce sujet », précise Éric Sander.
❏ Travail dominical.- Les choses ont beaucoup évolué sur le sujet. Par exemple dans le commerce, si l’interdiction de principe demeure, il y a désormais une multitude d’exceptions. Mais la règle du volontariat et de la majoration de salaire perdure.
❏ Maintien de salaire.- En cas de maladies, il n’y a pas de jour de carence pour les salariés exerçant en Alsace-Moselle. Durant les trois premiers jours, avant l’indemnisation de la sécurité sociale, son salaire est maintenu par l’employeur.
❏ Sécurité sociale.- Le droit local prévoit qu’au remboursement du régime général s’ajoute un remboursement du régime complémentaire légal. Autre gros avantage : les Alsaciens et Mosellans ne paient pas le forfait hospitalier, à savoir 20 euros par jour en guise de participation aux frais d’hébergement et d’entretien. D’autres catégories de Français en sont exonérées (victime d’acte terroriste, femme enceinte, etc.)
❏ Droit des cultes.- L’État nomme les curés, pasteurs, rabbins, évêques… et assure leur rémunération selon une grille calquée sur celle de la fonction publique. Ces salaires représentent plus de 50 millions d’euros par an pour quelque 1 200 personnes. La commune doit leur fournir un logement et si ce n’est pas possible, leur verser une indemnité de logement.
Un droit plus souple pour les associations
❏ Cours de religion.- Dans les trois départements existe une heure de cour de religion obligatoire par semaine avec la possibilité d’une dispense à la demande des parents. Ce cours a été institué par la loi Falloux sur tout le territoire en 1850 ; il a été supprimé en 1905 dans le reste du pays.
❏ Cimetières confessionnaux : Le droit local permet d’avoir des cimetières confessionnaux. Ainsi l’Alsace dispose de cimetières juifs et d’un cimetière musulman municipal à Strasbourg, unique en France (avec celui de Bobigny, plus ancien et propriété de l’Assistance publique-hôpitaux de Paris). En vieille France, c’est interdit (il existe néanmoins des cimetières juifs historiques d’avant 1905), mais il est permis d’avoir, à l’intérieur d’un site, des carrés réservés à une religion. Une disposition une fois encore « hypocrite » pour Éric Sander.
❏ Dégâts de sangliers.- En Alsace il existe un fonds départemental des dégâts de sangliers. Il permet d’indemniser les exploitants agricoles dont les cultures ont été détruites. Il est alimenté par les cotisations des chasseurs. Et ce n’est pas rien : 2,8 millions d’euros ont été versés en 2020 pour un peu moins de 300 000 ares de terrains endommagés en Alsace.
❏ Associations mieux loties.- La vie des associations est beaucoup plus facile en Alsace-Moselle que dans le reste du pays. Elles disposent de plus de libertés que celles régies par la loi de 1901. Elles peuvent par exemple recevoir des dons et legs sans réserve, alors qu’ailleurs, il y a l’interdiction de recevoir des biens « non nécessaires ». « Dans le droit général, une association ne peut pas recevoir un don de trois immeubles si cela ne lui est pas nécessaire », détaille Éric Sander.