Bouddhisme, la loi du silence

Alerte sur les dérives du bouddhisme

Malo Tresca (La Croix du 14 septembre 2022)

Abus sexuels, spirituels, maltraitances, couverture des déviances au plus haut de l’institution… En librairie ce mercredi 14 septembre, l’enquête fouillée Bouddhisme, la loi du silence révèle les ombres de plusieurs centres de tradition tibétaine en Europe.

d’Élodie Emery et Wandrille Lanos JC Lattès, 216 p., 18 €

Bien loin de l’image de « religion du bonheur » largement ancrée en Occident, une enquête lève le voile sur des travers édifiants. Abus sexuels – y compris sur des mineurs –, psychologiques, maltraitances, malversations financières… Après onze ans de travail, la journaliste Élodie Emery et le documentariste Wandrille Lanos signent un récit glaçant – étayé de 32 témoignages de victimes, pour certains inédits – sur les ressorts cachés d’un système dont ils s’attachent à démontrer qu’il a couvert, pendant plus de cinquante ans, les actions déviantes d’éminents maîtres bouddhistes.

Certains faits ne sont pas nouveaux et étrillent des personnalités portées aux nues. Au premier chef, le sulfureux lama Sogyal Rinpoché, fondateur d’une dizaine de centres en Europe – dont l’emblématique Lérab Ling, à Roqueredonde (Hérault) –, qui vivait entouré d’une nuée de « dakinis », des jeunes femmes qu’il traitait, au su de beaucoup, comme des esclaves sexuelles, et qu’il n’hésitait pas à frapper. Ces déviances étaient justifiées par le concept fallacieux de « folle sagesse », censé accélérer l’atteinte de l’Éveil. « Certaines filles ont gardé des cicatrices des coups », fustige, dans l’ouvrage, une ancienne adepte. Finalement désavoué en 2017 par le dalaï-lama, Sogyal Rinpoché n’aura jamais été condamné avant sa mort, deux ans plus tard.

L’enquête s’attarde aussi sur l’« affaire OKC », du nom de ce centre fondé au début des années 1970 par le gourou belge Robert Spatz, qui exhortait ses disciples à lui confier leurs enfants… les exposant alors à des viols et des mauvais traitements, dans le domaine de Château-de-Soleils (Alpes-de-Haute-Provence). En décembre 2020, Robert Spatz a été condamné à Liège à cinq ans de prison avec sursis, lors d’un second procès en appel soldé par un pourvoi de cassation. En France, une enquête avec constitution de parties civiles a aussi été ouverte, en 2021, par le parquet d’Aix.

Mettant en cause le silence et l’inaction pendant des décennies du dalaï-lama – à qui une vingtaine d’enseignants bouddhistes avaient demandé, dès 1993, de condamner publiquement les agissements de certains maîtres en Occident, comme l’atteste un film de la rencontre dont un extrait est diffusé dans le documentaire éponyme diffusé sur Arte mardi 13 septembre (1) –, ce livre épingle aussi le célèbre moine français Matthieu Ricard. Il lui reproche, notamment, d’avoir ignoré des lettres de victimes, et continué à soutenir Sogyal Rinpoché et Robert Spatz, en se rendant dans leurs centres. Dans un communiqué publié le 9 septembre, Matthieu Ricard nie avoir « été en possession d’informations non publiques ou n’ayant pas déjà été transmises à la justice sur les dérives (…) des deux hommes ». Il y explicite sa demande de faire retirer l’interview filmée qu’il avait accordée aux auteurs, dans le cadre de leur documentaire.

Étayé par l’analyse de spécialistes, leur travail soulève encore d’intéressants questionnements doctrinaux, pointant « l’obéissance aveugle » due par les disciples à leurs maîtres dans le bouddhisme tibétain. « Le Bouddha historique disait qu’il était important de garder un sens critique en toutes circonstances », tient à rappeler Antony Boussemart, président de l’Union bouddhiste de France (UBF), non sans saluer le « travail salutaire » de cette enquête pour la libération de la parole des victimes. Il indique, par ailleurs, que la commission éthique de l’UBF va poursuivre le travail de prévention de telles dérives lors d’une journée juridique en novembre. Élodie Emery, elle, dit espérer que l’enquête « permettra aux victimes, ayant toutes eu le sentiment qu’il leur arrivait quelque chose d’isolé, de prendre conscience qu’elles appartiennent à un système qui les dépasse ».

(1) Sur Arte.tv jusqu’au 11 novembre.