L’ennemi de la classe

Tempête dans un lycée

Comment affronter le suicide d’une élève au sein d’un établissement scolaire ? Remettre en cause l’autorité professorale, se révolter collectivement, sombrer dans la culpabilité, pour ses camarades de classe ? Pratiquer un examen de conscience, recourir à un réflexe de défense, inciter aux dialogues avec les familles, pour la communauté éducative et l’équipe pédagogique ? Refusant choix manichéens et solutions de facilité, Rok Bicek, cinéaste slovène à peine trentenaire, nous propose « L’Ennemi de la classe », un premier long métrage époustouflant de maîtrise. Par sa puissance d’évocation, le film interroge à la fois les fondements de la pédagogie, les sources de la rébellion adolescente et les bases de toute communauté humaine.

Critique dans le Figaro

 

Ce premier film de Rok Bicek met un lycée sens dessus dessous. Dramatique et dynamique.

 

Le réalisateur slovène Rok Bicek débarque dans le cinéma avec un premier film décoiffant, L’Ennemi de la classe. Tempête dans un lycée. Cela commence avec l’arrivée d’un nouveau professeur d’allemand, Robert Zupan (Igor Samobor). Il a déjà un handicap, il succède à une enseignante très aimée de ses élèves qui part en congé maternité. Son air de clergyman austère et sa manière froide d’imposer d’emblée discipline et exigence de travail ne font rien pour créer la sympathie. Il ne semble d’ailleurs pas la rechercher, ni avec ses élèves ni avec ses collègues.

À quelque temps de là, la discrète et sensible Sabina se suicide. Cet événement bouleversant cristallise la révolte de la classe contre Robert Zupan, qui devient le bouc émissaire du groupe. On colporte des rumeurs de pédophilie, on le taxe de nazisme. Quand il prétend reprendre son cours normalement, après l’enterrement, les adolescents indignés vont trouver leur proviseur (Natasa Barbara Gracner). Intéressant personnage, cette femme aux yeux clairs, qui sait être attentive et impartiale, comprendre sans capituler. Une belle figure d’autorité, souple et ferme, capable de dominer calmement un tumulte de plus en plus délirant.

Microcosme de la société

Parti d’une expérience réelle vécue dans son lycée, le jeune réalisateur en fait un film passionnant par son dynamisme et son ampleur dramatique. Peut-être surligne-t-il un rien trop la rigidité morose de Zupan? Mais il sait utiliser l’espace pour nous mettre au cœur des affrontements, d’abord feutrés puis ouvertement hostiles.

Évidemment, les questions qui se posent aujourd’hui à l’institution scolaire donnent au drame une actualité aiguë. Lieu de vie et d’expérience humaine, autant que lieu d’apprentissage organisé et rationnel, le lycée apparaît plus clairement que jamais comme un microcosme de la société. Dans cette espèce de démocratie lycéenne, encadrée par les diverses autorités des adultes, on voit fonctionner les mécanismes de groupe, les opinions stéréotypées, l’affectivité exacerbée. Et on voit aussi à la manœuvre des éducateurs parfois maladroits mais extrêmement responsables. Proviseur et professeur mettent haut la barre. Le suspens y gagne. L’esprit critique aussi.

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Rencontre avec le réalisateur (Café Pédagogique)

Plébiscitée dans son pays d’origine, acclamée par le public et la critique dans plusieurs festivals en Europe, cette œuvre, portée par une mise en scène épurée, sème dans notre cœur et notre esprit un trouble aux prolongements insoupçonnés.

Apparences trompeuses

Dans le cadre aux couleurs crème et aux lignes claires d’un établissement scolaire moderne, des lycéens, remuants et pleins de vie, semblent couler une scolarité paisible. Le départ en congé de maternité de leur souriante professeure principale est l’occasion émouvante de remise de cadeaux et d’échange de ‘déclarations d’amour’ réciproques. L’arrivée du nouveau professeur principal remplaçant –enseignant d’allemand, à l’austérité monastique et aux méthodes drastiques- sonne comme un coup de tonnerre dans un ciel serein. Robert Zupan (Igor Samobor, grand comédien de théâtre) fonde en effet son travail sur le respect de rites manifestant la supériorité du maître sur ses élèves, sa pédagogie sur la raison et la maîtrise des émotions, et son enseignement de la langue allemande sur la fréquentation des grands textes et de leurs auteurs. La mise en scène de son exigence et de sa fermeté installe progressivement un climat de tension dans la classe et déclenche,  crescendo, propos et gestes d’hostilité de la part des élèves. Installé dans un cadre et des lignes droites accentuées par un contraste à la limite du noir et blanc, le huis clos se durcit et nous, spectateurs, sommes, dans un premier temps, des supporters empathiques de cette classe victime d’un abus de pouvoir. Le suicide d’une des élèves, Sabina, met le feu aux poudres et la fronde sporadique se meut rapidement en rébellion ouverte contre le tyran au cœur sec. Un tête-à-tête entre le professeur principal et la brillante élève, pianiste de surcroît, nous revient brutalement en mémoire : et si les appels exigeants à des efforts plus soutenus avaient poussé la lycéenne à commettre le geste fatal ?

C’en est fait : les spectateurs s’érigent déjà en justiciers, à l’instar des lycéens révoltés, prêts à condamner sans appel un coupable désigné.

Retournements en tous genres

Avec une maestria remarquable, le réalisateur parvient à saisir l’enchaînement des mécanismes conduisant, comme une traînée de poudre, les jeunes à se constituer en groupe aggloméré autour d’ennemis communs, l’enseignant d’allemand puis l’équipe pédagogique, jusqu’à la révolte contre l’ensemble du système éducatif. Dépôt de bougies allumées dans les escaliers, boycott des cours, utilisation de la radio d’établissement pour véhiculer slogans et revendications sont les armes dont ils usent, sans formuler clairement d’autre exigence que le renvoi du professeur incriminé. De leur côté, la directrice, les enseignants et les éducateurs passent par toutes les réactions auxquelles ce ‘soulèvement’ inédit les conduit : tentatives de dialogues et menaces de sanctions, appels à la raison, rencontres-débats avec les familles, interrogations sur les méthodes d’enseignement et les règles de vie collective au sein de l’établissement…Au fil du temps, des glissements successifs s’opèrent insidieusement. Tandis que la communauté éducative s’interroge sur elle-même, questionne ses relations avec les parents, puis croit reprendre la main, le groupe d’élèves frondeurs se fissure, la solidarité apparente laissant place à des individualités fragiles, contradictoires. Et la découverte de secrets intimes de la jeune fille, loin de mener à une élucidation de son suicide, le constitue encore davantage comme énigme.

Emotions et raison

Le professeur principal, pour sa part, en dépit des vents contraires, tente de reprendre ses cours et de mettre des ‘mots’, ceux de la littérature, sur le suicide adolescent, ce malheur absolu, origine de tous les débordements. Sous le masque de la détermination, pointe la détresse de l’enseignant qui a tant de mal à tenir le discours de la raison face au pouvoir des émotions. Et un mouvement de sympathie transporte, sans coup férir, les spectateurs aux côtés de l’homme blessé. Renvoi ou acte de liberté, son départ confirmé, il s’efforce, lors d’un dernier cours face à des élèves au visage fermé, d’expliquer le travail qu’ils vont devoir accomplir sur eux-mêmes pour surmonter et la souffrance du deuil et la confusion de la révolte.  ‘La mort d’un homme est davantage l’affaire des survivants que la sienne’, leur dit-il en citant l’œuvre de l’écrivain Thomas Mann, comme un ultime acte de foi en la vertu de la transmission. Lors du voyage de fin d’année en Grèce, -seule irruption du monde extérieur au terme de la fiction-, les jeunes à bord d’un bateau se détendent, parlent, rient ou rêvent. Nous n’entendons pas leurs voix. Invisible à leurs yeux, visible aux nôtres, la ‘suicidée’ passe parmi eux : hantise d’une jeunesse perdue, fantôme d’une liberté à conquérir.

Fantastique de la réalité

L’originalité de la mise en scène dépouillée (pâleur et froideur des couleurs, rigueur du cadre, montage elliptique, poids du hors-champ), alliée à l’audace du casting (mêlant comédiens aguerris et lycéens amateurs) rend visible à l’écran l’effervescence des corps et des émotions à l’adolescence. Bien plus, le style du filmage, oscillant entre la saisie documentaire et le fantastique de la réalité, suggère à la fois les conflits intérieurs à la jeunesse, les enjeux majeurs de l’acte pédagogique et les questions essentielles qui traversent l’Ecole aujourd’hui. Réjouissons-nous de ce que Rok Bicek, jeune cinéaste slovène, donne à voir la complexité de notre monde en une forme si aboutie.

Samra Bonvoisin

« L’Ennemi de la classe », film de Rok Bicek-sortie en salle le 4 mars

Festival du film slovène, 4 prix ; Semaine internationale de la critique Venise, Prix Fedora ; Festival Premiers Plans d’Angers, Prix du public ; Festival de cinéma européen des Arcs, Prix Cineuropa ; Panorama du cinéma européen Athènes, Prix de la critique internationale ; Festival international du film de Bratislava, 4 prix ; Festival du film de Mannheim-Heidelberg, Prix des exploitants

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Rok Bicek :  » Dans toutes ses dimensions, la crise de l’école prend de l’ampleur » 

Ancien professeur, Rok Bicek, réalisateur de « L’ennemi de classe », a une conception particulière de l’Ecole qui nourrit son cinéma. Né en 1985 à Novo Mesto, en Slovénie, et diplômé de l’université de Lubiana, Rok Bicek se signale, très jeune, par la qualité de ses courts-métrages réalisés dans le cadre de l’école de cinéma PoEtika. Après l’immense succès rencontré auprès des jeunes dans son pays d’origine, « L’Ennemi de la classe » est récompensé dans de nombreux festivals en Europe. A l’occasion de la sortie de son premier long métrage en France, Rok Bicek répond aux questions du Café pédagogique.

 

Le cinéma doit, selon vous, traiter des ‘sujets sociaux’. Pourquoi ces choix de stylisation à mi-chemin entre le fantastique de la réalité et la saisie documentaire ?

 

Le cinéma, comme tout art, doit en premier lieu refléter la vie dans toutes ses dimensions, et les sujets sociaux en font partie. De la même façon, le réalisme ou le fantastique s’inscrit dans la palette des formes d’expression. Je n’ai jamais songé à des frontières entre les styles avec l’idée d’en privilégier un seul par rapport aux autres. Sans doute avez-vous pensé à la façon de filmer caméra à l’épaule qui donne la perception d’une approche documentaire ; et, dans le même temps, le spectateur a l’impression d’une stylisation de l’image parce que les fenêtres de la salle de classe sont blanches sans offrir de vision du monde extérieur. Il s’agit en effet d’une stylisation justifiée par le fait que la salle de classe représente un microcosme de la société moderne, comme une scène accueillant la représentation de deux acteurs ou un ring le combat de deux boxeurs. Ici une classe et un professeur. Ils peuvent jouer ou combattre, à leur guise, à l’intérieur de ces quatre murs exclusivement. Le monde extérieur est hors de propos, risque même de détourner l’attention. Voilà pourquoi la fiction ne se déplace jamais à l’extérieur de l’école et la raison pour laquelle je n’ai pas voulu montré le paysage par les fenêtres. Il s’agit d’une décision conceptuelle et esthétique. A vous d’évaluer la pertinence de ce choix.

 

En quoi votre expérience de lycéen et d’enseignant a-t-elle nourri la fiction ?

 

L’histoire est fondée sur des événements réels que j’ai personnellement vécus au lycée lorsqu’une des lycéennes s’est suicidée. Cette tragédie a déclenché une révolte spontanée de ses camarades contre le système scolaire et les enseignants. Les lycéens rebelles n’avaient pas d’ennemi désigné à combattre, dans la mesure où personne ne pouvait être accusé d’être directement responsable de la mort de leur camarade. Allumer des bougies posées sur les escaliers intérieurs de l’école, lire un manifeste à la radio de l’établissement, boycotter les cours leur ont fourni des occasions de donner libre cours à leurs frustrations personnelles. Des images si fortes qu’elles sont encore imprégnées dans ma mémoire, dix ans après. J’étais fasciné par la façon dont une classe d’élèves constituée en groupe s’unissait autour d’une seule idée, contre un ennemi commun unique, et comment, une la victoire obtenue, les élèves se disputaient entre eux. C’est un fondement classique de la révolution, laquelle a besoin d’un ennemi commun pour porter collectivement un groupe. Et la personnalité de mon professeur de mathématiques a inspiré le personnage du professeur d’allemand, dans sa façon exigeante d’enseigner et sa fermeté. Je reconnais cependant que nous avons dû inventer ce rôle pour porter le conflit à son point d’incandescence ; un tel personnage n’a jamais existé et, si ces lycéens avaient d’avantage l’expérience de la lutte contre le système, ils auraient été capables de se réconcilier avec leur professeur.

 

J’ai été enseignant, il est vrai, devant des classes de lycée, en pratique cinématographique de la réalisation et du montage, un an avant le début du tournage. Par une étrange coïncidence, je me suis surpris alors en train de parler comme le professeur dans le script en cours d’écriture, même si j’étais trop jeune pour me conduire comme lui. C’était cependant une expérience riche d’enseignement pour moi d’avoir été ‘de l’autre côté’ avant la réalisation de ce film. Sinon, je n’aurais jamais réussi à tenir les plateaux de la balance en équilibre entre les deux côtés, un équilibre crucial à mes yeux.

 

Pourquoi avez-vous centré le récit sur la figure, complexe, ambivalente, du professeur d’allemand ?

 

Tout pays qui a été occupé, à un moment ou à un autre, par les Allemands, qui a des problèmes avec sa jeunesse, pourrait se reconnaître dans « L’Ennemi de la classe ». Je crois que chaque professeur d’allemand, dans les territoires concernés, a probablement été appelé Hitler au moins une fois dans sa carrière. Si Robert n’avait pas enseigné l’allemand, il n’aurait pas pu être traité de nazi. Ses cours en auraient cependant perdu un contenu sous-jacent, essentiel.  Les propos de Robert sont pleins de sagesse mais, dès qu’il commence à parler en allemand, il fait automatiquement émerger en nous une mémoire ancienne. Le fait qu’il soit professeur de langue ouvre davantage de potentialités à la fiction : avec des références à la littérature, aux héros romanesques, des parallélismes sont possibles. Il est logique pour le professeur Robert de choisir l’étude de Thomas Mann, compte tenu de l’œuvre et de la vie de ce dernier.

 

Seul quelqu’un qui ne subit pas la société comme un fardeau est apte à lui tendre un miroir. C’est pourquoi le lycéen immigré d’origine chinoise, lorsqu’il lance ‘vous les Slovènes soit vous vous suicidez soit vous vous entretuez’, résume bien les frustrations de la société slovène dans son ensemble.  Nous, les Slovènes, détenons en effet quasiment le record du monde des suicides. D’autre part, l’affirmation se fonde également sur les meurtres de masse qui se sont produits immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les partisans ont pris leur revanche sur les collaborateurs vaincus. Ces deux problèmes imprègnent encore fortement la société slovène aujourd’hui et ne semblent pas prêts d’être surmontés.

 

En quoi votre fiction (institution scolaire en difficulté, rébellion confuse de la jeunesse) est-elle le fruit de tensions traversant la société slovène ?

 

Il me semble que cette histoire pourrait aussi bien se dérouler dans votre société, à conditions d’opérer quelques adaptations. En réalité, « Entre les murs » [de Laurent Cantet, Palme d’or, Cannes 2008], chef d’œuvre exemplaire en matière de films sur l’école, a constitué une grande référence pour mon travail et celui de mes jeunes acteurs. « L’Ennemi de la classe » est une histoire inscrite dans la société occidentale et, pour cette raison notamment, le film a commencé à trouver son chemin auprès d’amateurs de cinéma européens et américains.

 

Comment percevez-vous l’évolution de l’école aujourd’hui dans votre pays ? Et dans d’autres pays d’Europe ?

 

Dans toutes ses dimensions, la crise de l’école prend de l’ampleur, j’en ai peur. Je songe à une analyse, écrite par un directeur d’école dans mon pays, en forme de réflexion sur « L’Ennemi de la classe ». A ses yeux, le film avait une dimension historique dans la mesure où de tels événements ne pourraient même plus se produire dans notre société aujourd’hui.  En tant que directeur d’école, il aimerait que des jeunes lycéens soient capables de se forger leur propre opinion, qu’ils soient formés à la défendre ou à risquer l’exclusion au nom de cette dernière. J’ajoute que la responsabilité n’en incombe pas seulement au système scolaire mais elle repose aussi sur la cellule de base de notre société, la famille. C’est déjà le sujet de mon prochain film.

 

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Samra Bonvoisin.