Le film de la semaine : « Mauvaises Herbes » de Kheiron
Fils d’exilés, ancien éducateur, l’humoriste, enfant de Canal+, acteur et réalisateur de « Mauvaises Herbes », n’est pas du genre à oublier d’où il vient. Après « Nous trois ou rien » en 2014, évocation tragi-comique du départ de sa famille fuyant l’Iran au moment de l’instauration du pouvoir islamique, Kheiron n’abandonne pas la veine autobiographique avec cette fable sociale centrée sur la ‘réinsertion’ joyeuse de jeunes en rupture. Véritable homme-orchestre, le cinéaste en herbe cumule les fonctions : auteur d’un script inventif, interprète doué, il réunit devant sa caméra une bande d’acteurs novices et embarque dans l’aventure deux comédiens confirmés, Catherine Deneuve et André Dussollier, immédiatement séduits par la générosité de l’entreprise. En dépit de maladresses et d’invraisemblances, « Mauvaises Herbes » se révèle comme un conte malicieux et déjanté, entre tendresse et gravité, bourré d’humour, débordant de vitalité à l’image de ses jeunes héros cabossés qui ne demandent qu’à aimer la vie. Sous le masque des bons sentiments, le chemin original que leur offre le magicien Kheiron met du baume au cœur.
Guerre et paix
Lumière crépusculaire, nuages de poussière, bande-son réduite à l’audition d’une comptine enfantine, la première séquence, cadrée au ras du sol, évoque un massacre dans une ville du Moyen-Orient en guerre, et la perception qu’en a un petit garçon errant au milieu des ruines. Des images saisissantes, tragiques, qui viennent à intervalles réguliers s’immiscer dans la fiction jusqu’à ce que nous en comprenions les prolongements dans l’autre temps du récit. Comme un passé traumatique qui hante le présent de Waël (Kheiron en personne, formidable), devenu adulte aujourd’hui.
Délinquant à la petite semaine, il vit en banlieue parisienne et commet des petits délits avec la complicité de son amie retraitée, Monique (Catherine Deneuve, ébouriffante). Cette dernière enfreint la loi visiblement avec un plaisir à la mesure de l’affection éprouvée pour son turbulent protégé. A la faveur d’un coup monté (un ‘faux’ vol de sac à main à l’arraché et une scène irrésisitible), Victor (André Dussollier, hilarant), vieille connaissance de Monique, actuel directeur d’une petite association de réinsertion scolaire et victime potentielle des deux compères, va bouleverser l’existence de l’une et de l’autre. Sur l’insistance de son amie retrouvée, Victor accepte de confier à Waël la mission d’éducateur remplaçant (et provisoire). Son rôle ? Encadrer et ramener dans le droit chemin (de l’école notamment) un petit groupe de jeunes ‘décrocheurs’ du système scolaire. Un pari risqué puisque notre homme doit devenir ‘référent’ aux yeux d’adolescents qui, comme lui, ont du mal à respecter la loi…
Par quelles voies Waël, petit arnaqueur, grand bonimenteur, prince de l’entourloupe, parviendra-t-il à communiquer avec les récalcitrants, enfermés dans le silence, l’hostilité et la spirale de l’échec ?
Les armes du rire et de la solidarité
Kheiron ne manque pas d’inspiration pour imaginer l’histoire abracadabrantesque de ces adolescents ‘mal partis’, renouant progressivement avec les valeurs de solidarité et d’émancipation qui fondent la vie sociale, en empruntant les voies détournées (et peu orthodoxes) d’un prétendu éducateur, lui-même transformé par la métamorphose de ses drôles d’élèves.
Impossible de résister au spectacle ravageur de Catherine Deneuve, en vieille complice mal fagotée d’un jeune voleur rusé ou en danseuse de slam et robe froufroutante au bras de son cavalier aux prouesses acrobatiques (Kheiron, toujours). Outre la prestation désopilante d’André Dussllier en ‘gardien de la loi’ et cœur d’artichaut au sein de l’association de réinsertion dont il est quasiment le seul membre, les jeunes acteurs débutants (Louison Blivet, Adil Dehbi, Hakou Benosmane, Youssouf Wague, Ouassima Zrouki, Joseph Jovanovic) livrent une interprétation intense de vérité et de drôlerie, sans oublier la forte présence de comédiens plus expérimentés comme Leila Boumedjane, Ingrid Donnadieu ou Alban Lenoir. Tous, judicieusement choisis, composent une troupe débridée, laquelle fait oublier les incohérences de certains rebondissements, les jeux de mots faciles ou les excès de bons sentiments.
Acte de foi
L’auteur et réalisateur cite ces mots de Victor Hugo comme point de départ de sa démarche : ‘Il n’y a pas de mauvaises herbes. Il n’y a pas de mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs’. Et sa comédie ne repose pas seulement, à ses yeux, sur la conviction ‘qu’on ne naît pas délinquant mais qu’on le devient’. Au-delà de la mission émancipatrice de l’école en matière d’éducation et de transmission, c’est sur la ‘société toute entière’ que repose l’incarnation des valeurs qui la fonde, en particulier l’attention à l’autre et la solidarité.
Kheiron en accord avec de tels principes met son talent d’artiste au service d’un plaidoyer décapant en faveur d’une citoyenneté de ‘cultivateurs’. Il use pour ce faire des armes à sa disposition, l’humour et la dérision, lesquelles n’excluent ni la profondeur ni le tragique.
Habité par l’énergie de ses jeunes héros, secoué par l’interprétation jubilatoire de deux ‘vieilles’ stars à contre-emploi, « Mauvaises Herbes », en dépit de quelques faiblesses, affiche, sous son air ‘bon enfant’, la certitude indéfectible et subversive que la République peut encore accueillir en son sein tous ses enfants, quelles que soient leurs origines territoriales et sociales.
Samra Bonvoisin
Source : « Mauvaises Herbes », film de Kheiron-sortie le 21 novembre 2018