Thérèse et Charles

Nés il y a 150 ans

Nés à quelques jours d’écart il y a 150 ans, en 1873, la carmélite et l’écrivain partagent l’esprit d’enfance, la foi confirmée par les épreuves et la combativité des soldats. Portrait de deux âmes catholiques, françaises, universelles.

Thérèse de Lisieux, lors de sa visite à l'évêque de Bayeux, avant son voyage à Rome, le 31 octobre 1887, et Charles Péguy. 

Thérèse de Lisieux, lors de sa visite à l’évêque de Bayeux, avant son voyage à Rome, le 31 octobre 1887, et Charles Péguy. 

Texte de Pierre Jova publié dans La Vie le 07 janvier 2023

C’est l’histoire de deux enfants de l’hiver, morts en septembre. D’une part, Thérèse Martin, en religion sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face, plus connue par son sobriquet de Thérèse de Lisieux ; d’autre part, Charles Péguy. L’une est née le 2 janvier 1873 à Alençon (Orne), l’autre le 7 janvier de la même année à Orléans (Loiret). La première a succombé à la tuberculose à Lisieux (Calvados) le 30 septembre 1897 ; le second est « mort pour la France » le 5 septembre 1914, à Villeroy (Seine-et-Marne).

Deux visages, deux noms aujourd’hui si familiers que, parfois… ils nous ennuient d’office. « Charles Péguy. C’est un nom tout simple, un nom humble, un nom de petit. Ce nom ne paye pas de mine », reconnaît le journaliste Matthieu Giroux, auteur de Charles Péguy. Un enfant contre le monde moderne (Première Partie).

Et que dire de Thérèse ? Née avec l’un des patronymes les plus courants qui soient, son image est plus humble encore, tant elle est associée aux roses, à la naïveté et aux bibelots de toutes sortes. « Thérèse, c’est la bonne sœur au bouquet de fleurs. On peut décider de s’en tenir là », admet l’écrivain Jean de Saint-Cheron, dont le dernier essai, Éloge d’une guerrière (Grasset), nous invite cependant à aller plus loin : « Il faut balayer l’image de nigaude que le plâtre de couleur et les quelques formules célèbres qu’on lui attribue ont pu faire naître en nous. »

Malgré leurs naissances séparées de quelques jours et leur foi, unir cette Thérèse et ce Charles ne va pas de soi. Quoi de commun entre la carmélite morte à 24 ans dans son couvent et l’écrivain, journaliste et polémiste mort dans les premières semaines de la Grande Guerre ?

Pourtant, leurs rayonnements respectifs furent tels que le théologien suisse Hans Urs von Balthasar, précurseur du concile Vatican II, les lie d’emblée dans son anthologie péguyste parue en 1953, Nous sommes tous à la frontière, évoquant « l’impact à perte de vue qui a été accordé à Péguy dans les 20 dernières années et qui n’a de comparable que celui de la petite Thérèse ». Et s’il était donc possible de nous pencher sur ces deux âmes, filles d’une France à l’aube du XXe siècle, saisies par la grâce, à l’immense fécondité ?

Orphelins d’un parent

Commençons par Thérèse, la « petite », l’immense sainte. Elle est la benjamine d’une famille de neuf enfants, dont quatre sont morts en bas âge. Son père, Louis Martin, excelle dans son métier d’horloger, mais vient épauler son épouse, Zélie Martin, à la tête d’une petite entreprise de dentelle. Catholiques fervents, les époux commencent chaque journée avec la messe de 5h30, exercent la charité et visitent les malades. Toutes les sœurs de Thérèse, Marie, Pauline, Léonie et Céline, sont religieuses, dont trois au carmel de Lisieux.

Plus au sud, sur les rives de la Loire, à Orléans, Charles voit le jour cinq jours après Thérèse. Lui est fils unique d’un foyer modeste. Sa mère, Cécile, est rempailleuse de chaises. Son père, Désiré, menuisier, meurt 10 mois après sa naissance d’un cancer de l’estomac. Comme Thérèse, qui perd sa mère Zélie d’un cancer du sein en 1877, le petit Charles grandit orphelin d’un parent. Il est élevé non par ses sœurs, mais par sa grand-mère et sa mère. Il assiste au catéchisme, mais les femmes de la maison n’ont pas le luxe de chômer le dimanche.

L’horlogerie, la dentelle, les chaises : les deux enfants sont élevés par des artisans, amoureux du travail bien fait. « J’ai vu toute mon enfance rempailler des chaises exactement du même esprit et du même cœur, et de la même main, que ce même peuple avait taillé ses cathédrales », écrit Charles. Son estime pour les travailleurs le pousse à résumer Jésus en « 30 ans de charpente et trois ans de parole ». Comme bien des jeunes de cette époque, il grandit aussi dans l’ombre de Jeanne d’Arc, libératrice d’Orléans, dont l’évêque, Félix Dupanloup, a obtenu de Rome que son procès en canonisation débute en 1869, plus de 400 ans après sa mort.

La passion de Jeanne d’Arc

Dans son armée de fidèles qui l’entourent de siècle en siècle, Jeanne d’Arc peut compter sur Thérèse et Charles. Sans se connaître, les deux âmes ont vibré à l’unisson pour la Pucelle. Après la mort de sa mère, la future carmélite a déménagé non loin de la cathédrale Saint-Pierre de Lisieux, abritant la tombe du sinistre Pierre Cauchon, le bourreau de Jeanne. Dès son enfance, elle se reconnaît dans la brave et humble Lorraine : « C’est ainsi qu’en lisant les récits des actions patriotiques des héroïnes françaises et en particulier de celles de la vénérable Jeanne d’Arc, j’avais un grand désir de les imiter. » Au carmel, elle l’adopte comme sa « petite sœur chérie », et lui offre en bouquet plusieurs poèmes.

Voyant grand, Thérèse lui dédie même deux pièces de théâtre : la Mission de Jeanne d’Arc, puis Jeanne d’Arc accomplissant sa mission. Cette dernière, jouée devant la communauté du carmel en 1895, mobilise 16 personnages costumés. Thérèse endosse le rôle principal et pose pour sa sœur Céline, autorisée par la prieure à conserver son appareil photographique – qui a dit que l’on ne s’amusait pas au carmel ? Les cheveux détachés, Thérèse rayonne en mimant la captivité de l’héroïne nationale.
« Jeanne, tu m’apparais plus brillante et plus belle
Qu’au sacre de ton roi, dans ta sombre prison »,

écrit-elle en 1897.

Thérèse de Lisieux en Jeanne d’Arc enchaînée, jouant dans la pièce qu’elle a elle-même écrite

La même année, Charles consacre sa première œuvre à Jeanne d’Arc. Devenu athée en même temps que socialiste ardent, à la sortie du lycée, il voit dans cette fille du peuple une insoumise et une innocente qui lui rappelle le capitaine Dreyfus. Après sa conversion, il ajoute à son Mystère de la charité de Jeanne d’Arc une nuance christique : « Jeanne marche avec Jésus, et quel cœur se tairait devant le cortège douloureux. » Pour Charles, Jeanne est aussi une enfant restée droite et pure face aux cyniques adultes, « ceux qui font le malin, (…) qui ne sont pas des dupes, des imbéciles. Comme nous ».

Fidèles à leur enfance

Comme Jeanne d’Arc, Thérèse et Charles restent fidèles à leur enfance. La carmélite qui a vu le monde peu après Noël l’inscrit dans son nom de religieuse, en s’associant au petit Jésus de la crèche. Son espièglerie éclate lorsqu’elle prononce ses vœux de religieuse, le 8 septembre 1890, en envoyant une « Lettre d’invitation aux noces de sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus de la Sainte-Face » : on peut y lire que Dieu lui-même et la Vierge Marie font part du « mariage de leur Auguste Fils, Jésus, Roi des rois et Seigneur des seigneurs, avec Mademoiselle Thérèse Martin ».

À qui voudrait s’étonner de pareille audace, Charles, nostalgique de la sagesse juvénile, semble répondre : « Pour les enfants jouer, travailler, se reposer, s’arrêter, courir, c’est tout un. » On croit entendre Thérèse toute petite, alors que sa sœur Léonie lui demande de choisir des robes de poupées : « Je choisis tout ! »

Cette boutade enfantine devient la devise de la jeune religieuse : « Je ne veux pas être une sainte à moitié, cela ne me fait pas peur de souffrir pour vous, je ne crains qu’une chose, c’est de garder ma volonté, prenez-la, car “Je choisis tout” ce que vous voulez ! » Elle se sent non seulement carmélite, mais aussi « guerrier », « prêtre », « apôtre », « docteur », « martyr »… L’enfance rend Thérèse et Charles entiers. Comme la Révolution française, ils sont d’un bloc : l’adolescente mutine et forte sous son chignon, et la carmélite obéissante sous le voile ; le socialiste dreyfusard et le patriote, nourri à l’école de la République et au catéchisme – les deux mamelles de son temps.

Pressée d’entrer au carmel, Thérèse étudie un minimum. Ce n’est pas le cas de Charles, qui, en 1879, entre à l’école primaire annexe de l’École normale d’instituteurs d’Orléans. L’enfant est ébloui par ses maîtres, les « hussards noirs » au service des « nourrissons de la République ». En 1885, muni d’une bourse, il entre au lycée. L’année suivante, Thérèse reçoit la grâce de surmonter ses blessures d’enfant la nuit de Noël – « celle-là même qui convertit Claudel à Notre-Dame de Paris », note Jean de Saint-Cheron.

« Solidaires des damnés »

En 1887, autre grâce thérésienne. Le 31 août, le meurtrier Henri Pranzini est exécuté, et Thérèse, qui a beaucoup prié pour sa conversion, apprend dans le journal qu’il a embrassé le crucifix avant de monter à l’échafaud. Elle suivait l’actualité avec son oncle, Isidore Guérin, journaliste amateur. Son souci pour les réprouvés aurait ému Charles, qui préfère alors pourtant abandonner la foi chrétienne plutôt que d’accepter l’existence de l’enfer. « Ne consentira jamais à cela tout homme qui a reçu en partage, ou qui s’est donné l’humanité, rugit-il en 1900. Comme nous sommes solidaires des damnés de la terre, (…) nous sommes solidaires des damnés éternels. »

Peu à peu, un monde les séparerait-il ? Si la petite bourgeoisie lexovienne l’éloigne a priori de la gauche radicale que s’apprête à embrasser son cadet de cinq jours, Thérèse aurait eu à discuter avec l’écrivain socialiste. En novembre 1897, lors du fameux pèlerinage à Rome où elle est allée demander au pape Léon XIII l’autorisation d’entrer au carmel à 15 ans, elle pose un regard acide sur les aristocrates qui l’entourent : « Ah ! bien loin de nous éblouir, tous ces titres et ces “de” ne nous parurent qu’une fumée, se souvient-elle. J’ai compris que la vraie grandeur se trouve dans l’âme et pas dans le nom, puisque, comme le dit Isaïe : “Le Seigneur donnera un autre nom à ses élus” (…). C’est donc au Ciel que nous saurons quels sont nos titres de noblesse. »

De l’Écriture aux écrits

Accueillie au carmel de Lisieux le 9 avril 1888, Thérèse se plonge dans les Écritures, comme le fait Charles plus tard, à une époque où elles ne sont pas centrales dans la piété catholique. La religieuse perçoit le sens de son engagement en lisant la première épître aux Corinthiens : « J’ai compris que l’amour seul faisait agir les membres de l’Église, que si l’amour venait à s’éteindre, les apôtres n’annonceraient plus l’Évangile, les martyrs refuseraient de verser leur sang. (…) Alors, dans l’excès de ma joie délirante, je me suis écriée : Ô Jésus, mon amour… ma vocation, enfin je l’ai trouvée, ma vocation, c’est l’amour… » Sur son lit de mort, neuf ans plus tard, Thérèse décline catégoriquement les ouvrages de piété qu’on lui propose : « Pour moi, je ne trouve plus rien dans les livres, si ce n’est dans l’Évangile. Ce livre-là me suffit. »

Charles, lui, a des lectures d’abord plus profanes. Il est brillamment admis à Normale sup le 31 juillet 1894, sixième sur 24. L’affaire Dreyfus éclate peu après, et prend toute son ampleur en 1898, quand Émile Zola signe son « J’accuse… ! » rageur en une de L’Aurore. Charles, qui, échouant à l’agrégation de philosophie, vient d’ouvrir une librairie socialiste non loin de la Sorbonne, se range du côté des dreyfusards. Il fait le coup de poing contre le camp d’en face, ceux qui applaudissent quand le quotidien catholique La Croix se proclame « le journal le plus antijuif de France ».

Entre les cafés enfumés, les travées de l’Assemblée nationale et le pavé parisien, Charles reçoit la certitude qu’il est fait pour le journalisme : « Il faut que je suive les événements, excellent exercice pour achever de se convaincre que vraiment les événements ne nous suivent pas. »

C’est aussi à cette période que s’ébauchent les premières pages de la grande œuvre littéraire de Thérèse. Devinant son génie spirituel, mère Agnès – sa sœur Pauline devenue prieure du couvent en 1894 – lui demande de rédiger ses souvenirs d’enfance, qui constituent la base de l’Histoire d’une âme. Elle s’y attelle en janvier 1895 avec loyauté, mais non sans facétie : sur son cahier d’écolier, elle écrit « obéissance » comme discipline étudiée. La couverture étant ornée de soldats à l’assaut, elle ajoute « Vive le Dieu de France » dans le drapeau tricolore et dessine la tête d’une jeune fille en première ligne.

Nouveaux départs

Vie cachée et pourtant existence de « guerrière » intérieure : elle n’a que 23 ans, mais Thérèse s’apprête à livrer son plus dur combat. À Pâques 1896, elle entre dans une « nuit noire » spirituelle. « La foi, (…) ce n’est plus un voile pour moi, c’est un mur, confie-t-elle. Lorsque je chante le bonheur du ciel, l’éternelle possession de Dieu, je n’en ressens aucune joie, car je chante simplement ce que JE VEUX CROIRE. » Elle vit ce tunnel de ténèbres en communion avec les incroyants, les sceptiques. Thérèse, solidaire des damnés de la prière. S’ils avaient pu alors se rencontrer, Charles se serait-il reconnu dans cette recherche acharnée d’espérance qu’il a célébrée plus tard ?

L’année 1897 voit Péguy écrire son premier article dans la Revue socialiste et publier son œuvre sur Jeanne d’Arc. L’écrivain croît quand Thérèse diminue sous les assauts de la tuberculose. Au printemps, elle entre en agonie à l’infirmerie du carmel. Ses derniers entretiens sont édifiants. « Quand je pense à cette parole du bon Dieu : “Je porte ma récompense avec moi pour rendre à chacun selon ses œuvres », je me dis que, pour moi, il sera bien embarrassé. Je n’ai pas d’œuvres ! il ne pourra donc pas me rendre selon mes œuvres… Eh bien ! il me rendra selon ses œuvres à lui… »

Classe de préparation à l’École normale, au lycée Sainte-Barbe, en 1894. Charles Péguy est au premier rang, troisième en partant de la gauche.

Le 30 septembre 1897, à 24 ans, Thérèse rejoint la « Céleste Patrie » où, rêvait-elle, « l’on aimera Jésus sans réserve ». Un mois plus tard, le 28 octobre, Charles épouse civilement Charlotte-Françoise Baudouin, issue d’une famille intellectuelle, parisienne et anticléricale, avec qui il a quatre enfants : Marcel, Germaine, Pierre et Charles-Pierre, né en 1915.

Un an après, pourtant, le 30 septembre 1898, la petite Thérèse, dont l’histoire aurait pu s’arrêter là, ressuscite de manière anticipée avec la publication d’Histoire d’une âme, éditée par mère Agnès. Le succès est immédiat. Charles en a-t-il conscience, entre sa librairie en faillite et les intrigues politiques qui l’écœurent ?

Le Congrès socialiste de décembre 1899 achève de le dégoûter : « Tout commence en mystique et tout finit en politique », constate-t-il dans Notre jeunesse, essai publié en 1910, qui fait la relecture de son militantisme. « Si Péguy entend bien par politique les bas calculs politiciens, les manipulations et les mensonges à courte vue, la mystique, en revanche, désigne non pas une pensée abstraite, mais un type d’engagement », commente Matthieu Giroux.

L’aventure dans la fidélité

Dès janvier 1900, Charles fonde sa propre revue, les Cahiers de la quinzaine, en plein Quartier latin, où il est directeur, chroniqueur, écrivain, typographe, comptable… Les Cahiers se fixent une ligne simple : « Dire la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste. » La revue compte à peine 1000 abonnés, mais l’Évangile ne dit-il pas que « la vérité vous rendra libres » « Pour Péguy, l’homme libre est tout simplement l’homme qui croit ce qu’il croit. C’est bien peu, mais c’est beaucoup », décrypte Henri Quantin, auteur de la somme De verbe et de chair (Cerf), consacrée aux écrivains catholiques du début du XXe siècle.

Vers 1908, Charles revient au catholicisme, grâce, dit-on, à la lecture de la Passion dans l’Évangile selon saint Matthieu. Deux textes en témoignent : la seconde version de son Mystère de la charité de Jeanne d’Arcen 1910, et Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle, en 1909, dans lequel il médite sur l’Incarnation. « S’il n’avait pas eu ce corps, mon ami, s’il avait été, s’il était resté un pur esprit, (…) s’il n’avait point souffert cette mort charnelle, tout tombait, mon enfant, tout le système tombait. » Mais le franc-tireur dérange : les catholiques se méfient, les anticléricaux croient rêver, et son épouse refuse que leurs enfants soient baptisés.

Tout comme les épreuves de Thérèse au carmel, celles de Charles s’aggravent après sa conversion. Il rencontre la fille d’un de ses amis, Blanche Raphaël. Cette jeune Juive à fort caractère, future première femme agrégée de France, fait partie de l’équipe des Cahiers. Si aucune photographie ne vient confirmer la beauté qui enflamme Charles, Blanche aurait confié à une amie qu’elle aurait pu « aller avec lui au bout du monde ».

Mais il refuse de consommer ce « dérèglement du cœur », par fidélité à Charlotte et à ses enfants. Cela lui en coûte. N’a-t-il écrit « Il n’y a qu’un aventurier au monde, et cela se voit très notamment dans le monde moderne : c’est le père de famille » ? En 1910, Charles incite Blanche à se marier. Cette fêlure intime, il la sublime dans l’écriture. Parallèlement, la même année, portée par la piété populaire, Thérèse poursuit sa trajectoire de comète, déjoue les protocoles romains et commence son procès en béatification.

Chrétien pas très catholique

En 1912, Charles, meurtri d’avoir été recalé du prix de l’Académie française pour son Mystère, doit faire face à la paratyphoïde de son fils Pierre. Il décide de partir en pèlerinage de Paris à Chartres, du 14 au 17 juin. Ces 144 km à pied aller-retour achèvent son chemin de Damas. « Toutes mes impuretés sont tombées d’un coup. (…) J’ai prié, mon vieux, comme jamais je n’ai prié, écrit-il à son ami Joseph Lotte. Notre Dame m’a sauvé du désespoir. » À la suite du père, le fils guérit en 1913, après un second pèlerinage.

Charles compose ses Cinq Prières dans la cathédrale de Chartres, pour rendre grâce à la Vierge. Il lui confie, en plus de ses trois enfants, la fille de Blanche, Henriette. Ayant touché aux limites de son esprit, mais aussi de son corps à travers la Beauce, Charles n’hésite pas à se décrire tel qu’il est :
« Et cette vieille tête et ses raisonnements ;
Et ces deux bras raidis dans les casernements.
 »
À 40 ans, « l’âge où nous devenons ce que nous sommes », il ressemble aux « hussards noirs » de son enfance : le dos sanglé dans sa redingote, la barbe fournie et le nez surmonté de lunettes.

Charles, en chrétien pas très catholique, tisse une amitié avec le pasteur protestant Jules-Émile Roberty, n’assiste pas à la messe et n’arrive pas à réciter le Notre Père en entier : « Il y a dans le Notre Père cette phrase terrible : “Que votre volonté soit faite.” Cette phrase-là ne peut pas me passer à travers les dents. » Il se tourne vers Marie, « le dernier recours », et aime Jésus, « le plus grand saint ». Son patriotisme en est renouvelé. « La France n’est pas seulement la fille aînée de l’Église, elle est indéniablement une sorte de patronne et de témoin (et souvent de martyre) de la liberté dans le monde », écrit-il en 1913, un an avant que le chaos n’embrase ce même monde.

« Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle »

La Grande Guerre ne surprend pas Charles, qui la jugeait inévitable. Pour lui, elle ne dure pourtant que 33 jours. Dans les années 1960, la télévision belge retrouve Victor Bourdon, un de ses anciens camarades du 276e régiment d’infanterie de réserve. L’homme raconte que, le 5 septembre 1914, leur unité reçoit l’ordre de charger à la baïonnette près du village de Villeroy, prélude à la bataille de la Marne.

« On ne peut pas analyser le sentiment de l’homme qui se rue sur son semblable en face de lui avec une arme blanche pour lui percer la poitrine, ou se la voir percer par son adversaire », témoigne avec sincérité le vieux soldat. Un lieutenant reste debout sous la mitraille, à galvaniser ses hommes, avant d’être frappé d’une balle au front. « Ce lieutenant, le pion, c’était mon lieutenant, c’était Charles Péguy ! », raconte Victor Bourdon, dans un sanglot de fierté. En effet, ses frères d’armes l’avaient surnommé « le pion », car ils le prenaient pour un maître d’école.

À 41 ans, Charles rejoint ceux qu’il avait chantés dans son poème Ève : « Heureux ceux qui sont morts
Pour la terre charnelle
Mais pourvu que ce fût
Dans une juste guerre.
 »
Deux jours auparavant, le 3 septembre, il avait, dans un geste somme toute très thérésien, passé la nuit à orner de fleurs une statue de Marie au sanctuaire de Montmélian (Oise).

Mystique républicaine, mystique chrétienne

C’est alors que Thérèse, 17 ans après sa mort, prend le relais de son petit frère de naissance et de foi, combattant mort au champ d’honneur, et descend à son tour dans les tranchées. Le carmel de Lisieux envoie des images d’elle au front et reçoit, en retour, des lettres par sacs entiers. Celle qui a souffert dans le secret, qui est sœur et maternelle, est plébiscitée par les poilus, qui s’en remettent à elle.

« Chère protectrice, ayant toujours eu recours à vous, vous ne m’avez jamais abandonné, même dans les moments les plus critiques, et par votre protection je me suis déjà tiré quatre fois de cet horrible enfer, avec chaque fois une simple blessure », écrit Julien Eudes, sergent du 119e régiment d’infanterie, en 1915. « Comment pourrais-je prouver ma reconnaissance à sœur Thérèse, car il me plaît de rendre hommage à sa miraculeuse intervention : malgré le bombardement et les corvées de services divers, pas un homme de ma section n’a eu une seule égratignure », abonde Paul Pasdeloup, du 26e régiment d’infanterie territoriale, en mai 1915.

Quant à René Bisson, artilleur, il écrit en décembre 1918 : « Enfin la Grande Guerre est finie, et j’ai été un des heureux protégés de la petite sainte. » Il promet d’aller à Lisieux lui offrir sa croix de guerre, « car c’est elle qui me l’a gagnée ». Le miracle de Thérèse est qu’elle est également invoquée par les catholiques allemands et autrichiens. Malgré la guerre, mère Agnès continue à envoyer des images et des reliques en Allemagne, par la Suisse : « Devant Dieu les âmes ne sont ni françaises ni allemandes » – sa sœur n’aurait pas dit mieux.

Conséquence directe de la Grande Guerre, la Pucelle, si chère à Charles comme à Thérèse, est canonisée en 1920. De son côté, le Parlement institue la fête nationale de Jeanne d’Arc et du patriotisme, le deuxième dimanche de mai. La fraternité des tranchées a effacé bien des querelles françaises : « Tout fait croire que les deux mystiques vont refleurir à la fois, la républicaine et la chrétienne. Du même mouvement », avait prophétisé Charles. Serait-il le représentant de la première, quand Thérèse symbolise la seconde ? Cinq ans après Jeanne, la carmélite de Lisieux est à son tour canonisée par le pape Pie XI. En 1944, le nouvel évêque de Rome la proclame même patronne de la France, aux côtés de Jeanne d’Arc.

Deux âmes au combat

Thérèse et Charles se sont donc retrouvés dans la guerre. Pas étonnant, pour des âmes combattantes. Pour « conquérir la forteresse du carmel à la pointe de l’épée », Thérèse a affronté sa famille, le curé, l’évêque de Bayeux, le pape… Mais elle précisa à sa mort : « Je ne suis pas un guerrier qui a combattu avec des armes terrestres. » Thérèse fut un soldat du combat spirituel, cette guerre permanente, ce « bon combat » dont parle l’apôtre Paul dans sa deuxième épître à Timothée. « Le rapport intrinsèque qui lie la sainteté à l’art militaire n’étonnera aucun lecteur sérieux de la Bible ou de la vie des saints, soutient Jean de Saint-Cheron : il n’est globalement question, dans tout le christianisme, que de guerre. »

Thérèse au front, fusian commandé par le carmel à Pierre Léon Adolphe Annould (1915).
L’auréole a été ajoutée plus tard après sa béatification puis sa canonisation.
Charles Péguy lors de manœuvres avec le 76e régiment d’infanterie, en 1913.

Charles faisait sien le combat spirituel dans une société sécularisée. « Tout chrétien est aujourd’hui un soldat ; le soldat du Christ. Il n’y a plus de chrétien tranquille. (…) Ainsi nous sommes des îlots battus d’une incessante tempête (…). Les plus faibles femmes, les enfants au berceau sont déjà des assiégés. Nous sommes tous aujourd’hui placés à la brèche. Nous sommes tous à la frontière. La frontière est partout. La guerre est partout », écrivait-il en 1911.

Dans ce combat pour l’amour de Dieu et du prochain, Thérèse montre qu’il n’est possible de le mener que par grâce seule : « Je n’ai pas beaucoup de mal à me relever lorsque je suis tombée, parce qu’en un certain combat j’ai remporté la victoire ; aussi la milice céleste vient-elle maintenant à mon secours, ne pouvant souffrir de me voir vaincue après avoir été victorieuse dans la glorieuse guerre que je vais essayer de décrire. »

Pour la théologienne Véronique Gay-Crosier, c’est un antidote à la tentation du « self-made-saint », celle d’obtenir son salut soi-même : « Thérèse oppose une attitude réceptive à la grâce, dans la conviction de son “néant” personnel. Une posture qui donne de devenir le réceptacle de l’amour de Dieu », qui « se décharge malgré lui, par surabondance, dans nos actes », décrit-elle dans Thérèse de Lisieux… sainte (Artège).  

Maîtres spirituels

De leurs destins parallèles au tournant des XIXe et XXe siècles, que reste-t-il en 2023 ? Maîtres spirituels, Thérèse et Charles continuent de montrer le chemin, 150 ans après leur naissance. Les poésies de la carmélite sont chantées lors des messes et ont été mises en musique par la chanteuse acadienne Natasha St-Pier en 2013 – qui sortait en 2022 un nouvel album consacré à la Pucelle, Jeanne.

Depuis 20 ans, la troupe de théâtre Duc in altum joue en France et en Belgique la pièce Briser la statue, de Gilbert Cesbron, écrite en 1952 pour démythifier Thérèse : « On croyait que c’était du sirop : c’était du sang… »

Surtout, au-delà de la ferveur populaire qui continue de l’accompagner, elle a été déclarée docteure de l’Église par le pape Jean Paul II en 1997, qui érigeait la « petite voie » dont elle s’est fait l’apôtre au rang des plus grands saints théologiens de l’histoire de l’Église.

Charles, lui, n’est pas élevé sur les autels, et avait même refusé par avance cet héritage. « Il importe extrêmement de ne pas m’affubler en père de l’Église, écrivait-il à Lotte. C’est déjà beaucoup d’en être le fils… » Cependant, il avait compris que « la sainteté est une cathédrale sans nombre » : sur terre comme dans l’Éternité, il y a des âmes qui ne cessent de tendre la main au pécheur et de l’aider à avancer vers Dieu. Se heurtant à l’incroyance de Charlotte, Charles ne se croyait pourtant pas capable de se sauver sans elle, et s’est appuyé sur la prière d’autres, comme son ami le philosophe Jacques Maritain, pour bâtir entre son épouse et Dieu une passerelle invisible.

« Pour Péguy, il ne s’agit pas pour chacun de se sauver seul, d’assurer seul son salut, comme a pu le prétendre une certaine théologie étroite et datée », explique Pierre-Yves Le Priol dans son récit En route vers Chartres. Dans les pas de Charles Péguy (Le Passeur), né d’un pèlerinage accompli avec trois amis, dont Michel Péguy, petit-fils de l’écrivain. « On ne sauve pas son âme comme on sauverait un trésor. On doit se sauver ensemble, parvenir ensemble auprès de Dieu : “Il ne faut pas trouver le bon Dieu les uns sans les autres”, dit-il. » C’est aussi de cette façon que Charles, comme Thérèse de la sienne, continue aujourd’hui encore de parler bien au-delà des seuls rangs catholiques.

Petite fille Espérance

Le combat, politique et spirituel, l’annonce d’une espérance comme « démocratisée », offerte à tous, la mystique, deux cœurs ardents, deux trajectoires aussi fulgurantes que saisissantes, qui ne cessent d’interpeller aujourd’hui… Au-delà des apparences qui les font apparaître si distincts, sans doute y a-t-il bien plus en commun entre Thérèse Martin et Charles Péguy qu’une simple coïncidence de naissance, dans les premiers jours de « l’an de grâce » 1873.

Reste un mystère : ont-ils seulement eu vent l’un de l’autre, de leurs guerres propres dans la France de l’époque ? Il est plus aisé de les imaginer se tomber dans les bras à l’arrivée du cadet au Ciel, reconnaissant par-delà la mort leurs passions communes, comme deux dimensions essentielles de l’œuvre à laquelle tout chrétien est appelé dans ce monde, unissant dans leur invisible compagnonnage le spirituel et le temporel.

« La Foi est une Épouse fidèle.
La Charité est une Mère.
Une mère ardente, pleine de cœur.
Ou une sœur aînée qui est comme une mère
 »,
écrivait Charles dans le Porche du mystère de la deuxième vertu, en 1911. Et voilà que, sous la plume du poète, semblait s’annoncer Thérèse : « L’Espérance est une petite fille de rien du tout. (…)
C’est cette petite fille pourtant qui traversera les mondes.
Cette petite fille de rien du tout.
Elle seule, portant les autres, qui traversera les mondes révolus. »

La carmélite et l’imposteur
En 1895, une curieuse revue mensuelle bouleverse le public catholique. Dans Mémoires d’une ex-palladiste parfaite, initiée, indépendante, Diana Vaughan, jeune Américaine convertie au catholicisme, dénonce les sévices dont elle a été victime dans les loges maçonniques « palladistes » (satanistes). Invoquant des raisons de sécurité, son éditeur, Léo Taxil, dit être son seul intermédiaire avec l’extérieur. De nombreux catholiques, qui ont alors le sentiment de vivre assiégés dans leur propre pays par la gauche anticléricale, soutenue par la franc-maçonnerie, qu’ils diabolisent, se trouvent confortés par les Mémoires de Miss Vaughan. Émue par ce témoignage, Thérèse envoie une lettre à son éditeur, ainsi qu’une photo d’elle jouant Jeanne d’Arc. Quelle n’est pas sa joie quand elle reçoit la réponse signée Diana Vaughan !
Hélas ! le lundi de Pâques 1897, Léo Taxil annonce en conférence de presse, à la Société de géographie de Paris, que Diana Vaughan n’existe pas, qu’il a tout inventé, et qu’il s’excuse pour cette « aimable plaisanterie ». L’imposteur fait projeter pendant sa conférence la photo de Thérèse… et manque d’être lynché par l’assistance scandalisée. Au carmel, où elle se meurt, Thérèse est profondément humiliée, et déchire la lettre mensongère. Charles le journaliste aurait-il, lui, flairé l’imposture ? Il était en tout cas lucide sur les dérives de son propre métier : « Il y a au moins autant de démagogie parlementaire dans les journaux que dans les assemblées. »

Dernière tournée avant le front
Quand la mobilisation générale est proclamée, le 2 août 1914, Charles et sa famille vivent à Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine). Sans hésiter, il décide de passer les 2 et 3 août à Paris pour dire adieu à ses amis et se réconcilier avec ses ennemis. L’écrivain souhaite « partir le cœur et les mains purs », et « laver 20 ans d’écume et de barbouillage ». Sans doute la mort de Jean Jaurès, assassiné le 31 juillet, l’a-t-elle secoué, tant son admiration pour le tribun socialiste s’était muée en haine. Il fait ainsi la paix avec Léon Blum, son ex-associé de la Librairie socialiste, et avec Charles Lucas de Pesloüan, ancien confident et mécène des Cahiers, avec qui il s’était brouillé. Il revoit le philosophe Henri Bergson, un de ses maîtres, ainsi que Blanche Raphaël. Il ne reste que Charlotte, enceinte de leur quatrième enfant. Sur la route du front, il lui écrit une dizaine de lettres ravivant la flamme de leur amour, et comblant la distance creusée depuis sa conversion. « Je ne croyais pas que je vous aimais à ce point », confesse-t-il le 7 août. Puis, le 8 : « Je mets au-dessus de tout que nous avons pu nous séparer dans tant de grâce et de fidélité. » Puis, le 16, après avoir communié la veille à la messe de l’Assomption, à Loupmont (Meuse) : « Si je ne reviens pas, vous irez pour moi à Chartres tous les ans, vous ne pouvez pas savoir ce que nous devons à ce sanctuaire. » Tout était accompli, Charles pouvait partir en paix, et dire, comme Thérèse au soir de sa vie : « Ce n’est pas “la mort” qui viendra me chercher, c’est le bon Dieu. »

À lire
Éloge d’une guerrière, de Jean de Saint-Cheron, Grasset, 18,50 €.
Charles Péguy, un enfant contre le monde moderne, de Matthieu Giroux, Première Partie, 10 €.
De Verbe et de chair, d’Henri Quantin, Cerf, 22 €.
En route vers Chartres, dans les pas de Charles Péguy, de Pierre-Yves Le Priol, Le Passeur, 19,50 €.
Nous sommes tous à la frontière, de Charles Péguy, textes choisis par Hans Urs von Balthasar, Éditions Johannes Verlag, 12 €.
Thérèse de Lisieux… sainte, de Véronique Gay-Crosier, Artège, 19,90 €.