Un dessin résume…

…mais parfois réduit

Le dessinateur Plantu dans le « Monde » du 14 janvier 2015 aimerait résumer la position des religions avec un dessin sympathique mais qui ne correspond pas à la réalité. « On ne peut provoquer, on ne peut insulter la foi des autres, on ne peut la tourner en dérision » a rappelé le pape François lors d’une conférence de presse dans l’avion qui le conduisait de Colombo à Manille.

Plantu, le dessinateur du Monde, a repésenté dans l’édition du 14 janvier, un évêque, un imam et un rabbin hilares en lisant le numéro de Charlie Hebdo réalisée par l’équipe « survivante » après l’attentat commis par les frères Kouachi le 7 janvier. Mais le portrait du prophète, tenant la pancarte « Je suis Charlie » brandie par près de quatre millions de manifestants dimanche 11 janvier dans les rues de France, provoque encore des remous dans le monde musulman. La publication de ces dessins « insultants à l’égard du prophète » va « attiser la haine », a estimé mardi 13 janvier Al-Azhar, l’une des plus prestigieuses institutions de l’islam sunnite, basée en Egypte.

Plus tôt dans la journée, l’instance représentant l’islam auprès des autorités égyptiennes, Dar al-Ifta, avait « mis en garde » contre la publication de ces dessins, y voyant également « une provocation injustifiée pour les sentiments de 1,5 milliard de musulmans à travers le monde ». Une soixantaine de personnes ont ainsi manifesté à Peshawar (nord-ouest du Pakistan) pour féliciter les auteurs de l’attaque contre Charlie Hebdo, selon un journaliste de l’AFP sur place. Une version raccourcie de Charlie Hebdo doit être distribuée en Turquie avec le quotidien Cumhuriyet. Dans le passé, des ministres du gouvernement islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002 ont dénoncé les « provocations » de l’hebdomadaire français.

« La France n’est pas en guerre contre l’islam »

En France, les principales organisations musulmanes ont appelé la communauté « à garder son calme en évitant les réactions émotives ou incongrues incompatibles avec sa dignité et sa réserve, tout en respectant la liberté d’expression ».  Les auteurs de l’attentat contre l’hebdomadaire, qui a fait 12 morts, ont dit au moment de fuir avoir « vengé le prophète », référence à la publication de caricatures de Mahomet dans le journal, ce que les représentants des organisations musulmanes ont condamné.
Depuis, une cinquantaine d’actes de violences ou menaces contre des mosquées ou des personnes de confession musulmane ont été recensés en France, et les lieux de culte ont été inclus dans le dispositif de sécurité renforcée sur tout le territoire. « L’ensemble des organisations musulmanes de France s’inquiètent des nombreux actes anti-musulmans observés ces derniers jours et appellent les pouvoirs publics à la vigilance afin de veiller à la sécurité des mosquées », affirme le recteur de la mosquée de Paris, Dalil Boubakeur, dans un communiqué.
« Oui, la France est en guerre contre le terrorisme, le djihadisme et l’islamisme radical mais pas contre une religion. La France n’est pas en guerre contre l’islam et les musulmans. La France protégera tous ses concitoyens, ceux qui croient et ceux qui ne croient pas », a déclaré à l’Assemblée nationale le premier ministre Manuel Valls, ajoutant : « l’islam est la deuxième religion de France, elle a toute sa place en France, et notre défi, pas en France, mais dans le monde, c’est de faire cette démonstration : la République, la laïcité, l’égalité hommes-femmes sont compatibles avec toutes les religions sur le sol national qui acceptent les principes et les valeurs de la République ».
Mais le premier ministre a surtout prôné un examen de conscience de la classe politique et des représentants du culte musulman sur « les échecs de l’intégration » et les dérives islamistes, les agresseurs de Charlie Hebdo et d’une supérette juive ayant revendiqué leurs liens avec la mouvance djihadiste. « Je ne veux plus que dans notre pays il y ait des juifs qui puissent avoir peur et je ne veux pas qu’il y ait des musulmans qui aient honte », a-t-il lancé devant les députés.

Aux États-Unis, la satire religieuse est taboue

Si Charlie Hebdo avait voulu ces 20 dernières années être publié « sur un quelconque campus universitaire américain, il n’aurait pas duré 30 secondes », assure David Brooks, dans un éditorial du New York Times intitulé « Je ne suis pas Charlie Hebdo ». « Les étudiants l’auraient accusé de tenir des discours haineux et l’administration l’aurait fait fermer », ajoute-t-il. De fait, « rien n’existe sur le marché américain qui ressemble à Charlie Hebdo », indique l’éditorialiste Tony Norman qui expliquait à ses lecteurs du Pittsburgh Post-Gazette combien les Américains sont « trop attentifs à ne pas offenser les sensibilités religieuses pour même essayer ».

Le pays, de Benjamin Franklin à Mark Twain, Lenny Bruce jusqu’aux farceurs de l’émission Saturday Night Live, a une longue tradition de satire mais la presse peinait à caractériser Charlie Hebdo, sans équivalent américain. Elle recourait à quelques approximations : un peu des magazines satiriques Mad ou The Onion, des défunts Spy et National Lampoon, mais tous ciblant la satire sociale, moins souvent politique et pas du tout religieuse. A la télévision, ce qui se rapprocherait le plus de la satire religieuse se concentre dans South Park, un dessin animé irrévérencieux sur Comedy Central et les envolées athées de Bill Maher, célèbre polémiste sur HBO.

Pourtant, paradoxalement, depuis 1791, le Premier Amendement de la Constitution américaine assure à qui le veut, le droit de dire ce qu’il veut. Le discours haineux est même protégé par cet amendement, les Américains estimant qu’il vaut mieux expliquer qu’interdire. La Cour Suprême a enfoncé le clou en 1988, en confirmant à Larry Flynt, sulfureux fondateur du magazine pornographique Hustler, le droit d’évoquer un pasteur et sa mère en position scabreuse. « Cela vient sans doute d’un mélange d’autocensure, d’histoire et de soutien à la religion dans la société américaine », déclare Robert Speel, professeur de sciences politiques à l’université Penn State Erie.

La « critique de croyances et pratiques religieuses spécifiques y est taboue, en partie pour des raisons historiques, poursuit-il. Les colonies ont été fondées par des dissidents religieux venus d’Europe, puis des immigrés sont venus avec de multiples religions et de nouvelles églises chrétiennes ont été fondées ici. Je fais un cours sur le concept de laïcité en France. Pendant les discussions, quasiment tous les étudiants américains invoquent la liberté de religion pour s’opposer aux lois françaises interdisant les signes religieux ou le voile, même si on invoque la discrimination sexiste ou la sécurité publique ».
 
De fait, tout en couvrant largement l’attentat de Paris, de grands organes de presse comme le New York Times, le Washington Post ou CNN se sont refusés à publier les dessins controversés, pour ne pas offenser les lecteurs musulmans. Charlie Hebdo, « c’était tout petit, une bande de copains qui se connaissaient depuis des années et pensaient pareil », ajoute Arthur Goldhammer, qui enseigne au centre d’études européennes d’Harvard.
 
« Ici, un article ou un dessin d’un magazine national doit être approuvé par plusieurs rédacteurs en chef. Toute provocation aurait toutes les chances d’être mise à l’index parce que revue par des gens aux opinions différentes », explique-t-il. Sans vouloir parler de « politiquement correct », il y a des « tabous sociaux et culturels », estime M. Speel, comme de ne pas offenser les religions, et aussi contre le sexe trop explicite et les gros mots. « Il y a une phrase qui explique bien l’attitude américaine » sur les grossièretés, ajoute-t-il, celle d’un personnage du dessin animé des Simpsons qui ne cesse de répéter : « S’il vous plaît, pensez aux enfants ».