L’orthographe en question

Le niveau baisse ! Et alors ?

Les parents s’inquiètent. Mais le problème est-il dans le fait que le niveau baisse où que le fossé se creuse entre les élèves qui réussissent et ceux qui sont en difficulté ? Ce sont les élèves des classes moyennes qui, ces toutes dernières années, voient leur capacité à maitriser l’orthographe diminuer. Autre donnée de l’évaluation internationale, en France, sur un même texte, les élèves des établissements défavorisés font 22 erreurs contre 15 pour les établissements favorisés. L’orthographe ne serait que le symptôme d’un mal plus profond et bien connu.

Ci-dessous, trois textes, deux podcasts et un test original pour approfondir le sujet.

L’orthographe magnifiée au nom de la  »rationalité »

Par Claude Lelièvre (13 décembre 2022)

Natacha Polony, directrice de  »Marianne », vient de soutenir sur France Inter que « la maîtrise de l’orthographe, c’est celle de la rationalité de la langue ». Jusqu’alors il y avait de simples  »erreurs » en mathématiques, mais des  »fautes » en orthographe . Il y va maintenant de la  »rationalité »

Cela aurait beaucoup étonné les écrivains du XVIIème siècle et même ceux du XVIIIème qui ne se souciaient pas beaucoup de l’ orthographe. Il suffit de lire par exemple des lettres telles qu’elle ont été écrites par Madame de Sévigné pour s’apercevoir qu’elles sont sur le plan orthographique plus proches de certains textos de nos adolescents que de la « maîtrise de l’orthographe. » Les écrits de Madame de Sévigné auraient-ils été étrangers à la « rationalité de la langue » ?

C’est au cours du XIXème siècle que la question de l’orthographe et de son enseignement va prendre de l’ampleur. Cela s’explique avant tout par le fait que l’orthographe devient d’abord (à partir de la généralisation des écoles normales primaires de garçons par la loi Guizot de juin 1833) la discipline reine de la formation et surtout de la sélection des instituteurs. L’épreuve couperet du brevet de « capacité » ( l’examen qui donne le droit d’enseigner dans le primaire) est une dictée où l’élimination est prononcée au-delà de trois fautes. Comme on a souvent tendance à reproduire ce qui vous a fait ( surtout lorsque la sélection a été rude) , on ne devrait pas être surpris que cela ait eu pour suite le rôle de la dictée dans l’examen emblématique du certificat d’études primaires avec son épreuve couperet à elle aussi : une dictée où l’élimination est prononcée au-delà de cinq fautes.

Contrairement à une légende tenace, Jules Ferry a tenté de diminuer la forte pression de l’orthographe dans l’enseignement primaire. D’abord en s’en prenant à ce qui avait été au fondement emblématique de la dictée ( à savoir son rôle dans la sélection des instituteurs) : » Mettre l’orthographe, qui est une des grandes prétentions de la langue française, mais prétention parfois excessive, au premier rang de toutes les connaissances ce n’est pas faire de la bonne pédagogie : il vaut mieux être capable d’écrire une lettre, de rédiger un récit, de faire n’importe quelle composition française, dût-on même la semer de quelques fautes d’orthographe «  (Discours de Jules Ferry au Sénat, le 31mars 1881, à propos de l’examen du brevet.

Pendant presque tout le XIXème siècle , la valorisation de l’orthographe et de son enseignement n’ont concerné que l’école des enfants du peuple ( le « primaire », depuis l’âge de 6 ans jusqu’à 13 puis 14 ans), mais non celle des privilégiés socioculturels qui fréquentaient – eux – les établissements du secondaire (depuis les classes élémentaires jusqu’à la terminale dans des « collèges » ou « lycées »)

Dans ce cadre, on ne devrait pas être trop étonné du florilège qui suit :

«Nous voudrions simplement rappeler aux candidats que la faculté désirerait ne plus avoir à corriger des fautes d’orthographe aussi nombreuses que stupéfiantes » (Gaffarel, doyen de la faculté des lettres de Clermont, 1881 )

« J’estime que les trois quarts des bacheliers ne savent pas l’orthographe » ( Victor Bérard, maître de conférences à la Sorbonne, 1899 ).

Et si l’on veut vraiment ‘’une première’’, on peut s’arrêter à celle-ci, dans le ‘’saint du saint’’, à la Faculté des Lettres de la Sorbonne :« L’orthographe des étudiants en lettres est si défectueuse que la Sorbonne s’est vue réduite à demander la création d’une nouvelle maîtrise de conférences, dont le titulaire aurait pour principale préoccupation de corriger les devoirs de français des étudiants de la faculté des lettres » ( Albert Duruy, « L’instruction publique et la démocratie », 1886).

Mais le plus intéressant – si l’on fait un retour historique pour mettre en perspective et situer la déclaration de l’agrégée de lettres modernes Natacha Polony – c’est la position du grand grammairien Ferdinand Brunot qui va à l’encontre même de la position soutenue par la directrice de Marianne ( à savoir qu’il y aurait – en quelque sorte par  »essence » – une homologie entre « la maîtrise de l’orthographe » et « la rationalité de la langue »

« Comme tout est illogique, contradictoire dans l’enseignement de l’orthographe, à peu près seule la mémoire visuelle s’y exerce. Cet enseignement oblitère la faculté de raisonnement ; pour tout dire, il abétit. Il a le vice énorme d’incliner vers l’obéissance irraisonnée. Pourquoi faut-il deux p à apparaître et un seul p à apaiser ? Il n’y a pas d’autre réponse que celle-ci : parce que cela est. Et comme les ukases de ce genre se répètent chaque jour, ce catéchisme, à défaut de l’autre, prépare et habitue à la croyance au dogme qu’on ne raisonne pas , à la soumission sans contrôle et sans critique. C’est d’un autre côté ,n’est-ce pas, que l’école républicaine entend conduire les esprits ? » ( « La réforme de l’orthographe », par Ferdinand Brunot, professeur de l’histoire de la langue française à la Sorbonne, Armand Colin, 1905, pages 7 et 8)

Drôle de « rationalité », et bonne question !


Un test original

Dix fautes se sont glissées dans le texte du chant d’Orelsan : La Quête. Saurez-vous les retrouver ?


Toujours l’orthographe !

Par Eveline Charmeux (08 décembre 2022)

L’orthographe fout le camp. Plus à flots massifs comme au tournant du siècle. Mais comme une baignoire qui fuit, mot après mot, accord après accord. L’erreur orthographique, hier socialement discriminante, est maintenant bien davantage partagée. C’est bien le statut de l’orthographe qui est interrogé.
Voici le cri d’alarme que lance François Jarraud sur le café pédagogique de ce matin.
On a envie de lui répondre que ce n’est pas son statut qui est interrogé, mais la manière dont elle est enseignée.
Quand on se penche sur cette question, on est frappé par le fait que cette activité sociale, dont l’importance est ici soulignée par le journaliste du Café, est, en classe, majoritairement l’objet de contrôles (dictées), les situations d’apprentissage restant très minoritaires.

Contrôler l’orthographe n’a jamais permis de l’apprendre, et les dictées sont des confirmations d’ignorance : elles les constatent et par suite, les confirment. En effet, dans aucun domaine, la correction d’erreurs n’est un facteur d’apprentissage : l’erreur reste en mémoire, la correction, jamais, quand elle ne vient pas de l’élève.
Pour qu’elle reste dans sa mémoire, il faudrait d’abord qu’elle n’ait pas été associée à une humiliation, ce qui ferme tout espoir d’améliorer les choses. Il faudrait ensuite qu’elle ait été objet de recherche, puis de découverte par l’élève, lui-même : on ne conserve que ce qu’on a trouvé, après l’avoir cherché. Mais il est très rare que les choses se passent ainsi.

Quant aux situations d’apprentissage de l’orthographe, hormis quelques mauvaises leçons sur des règles, du reste la plupart du temps, discutables, on a du mal à en trouver.
Surtout, pédagogiquement, il ne peut s’agir d’enseigner de véritables règles à appliquer : elles sont pleines d’exceptions, ce qui les détruit en tant que règles, et les rend inutilisables.

L’orthographe française, il faut le savoir, est le résultat d’une longue histoire, complexe et agitée, qui la rend incompatible avec la notion même de règles : construite dans les conflits et les contradictions, entre le seizième et le dix-neuvième siècle, elle s’est obligatoirement stabilisée au vingtième, parce que c’était devenu urgent : avec la création de l’école obligatoire, on n’avait plus le temps de discutailler sur elle et il fallait offrir à cette dernière un produit fini à enseigner. On a donc aujourd’hui, une orthographe en l’état, et il faut faire avec…
En fait, la situation est très proche de ce qui se passe avec les choses de la nature, qu’on apprend par des stratégies d’observation, permettant des caractérisations, elles-mêmes créatrices de « familles », autour de certaines caractéristiques communes.
L’apprentissage de l’orthographe ne peut donc être qu’une science d’observation, à la recherche de « régularités », qui ne tarderont pas à émerger : et d’abord, les grammaticales.
C’est pourquoi, je déconseille vivement de les enseigner à l’avance : loin d’aider, ces inopportunes « leçons » risqueront de tuer, chez les enfants le plaisir de la découverte. Il vaut mieux que les enfants les découvrent eux-mêmes.
Evidemment, si l’on a un CM, ils les auront déjà apprises de façon traditionnelle et fermée. Mais avec cette manière de les aborder selon une démarche, très proche de celle de la botanique, ils vont en quelque sorte les redécouvrir, comme rajeunies, et l’on peut pousser encore la comparaison, pour nettoyer les mauvais souvenirs, en faisant construire par les élèves, des « herbiers » d’orthographe, à partir des exemples observés dans les lectures. Cela me paraît préférable au terme de « règle », parfaitement inadapté ici.
Et surtout, qu’on cesse de faire des dictées, ces usines à erreurs qui empêchent tout progrès en orthographe. Tout au contraire, il faut donner l’habitude aux enfants de ne jamais écrire de mémoire : dès qu’on a des choses à écrire, on va chercher son dictionnaire d’orthographe, et l’on s’entraîne à trouver le plus vite possible les mots qu’on a à écrire. C’est en ayant souvent l’occasion de voir et revoir les mots convenablement orthographiés, qu’on append l’orthographe. Et quand on n’est pas sûr, c’est le dictionnaire, qu’il faut ouvrir : il ne doit pas quitter la table de travail, car personne ne sait tout en orthographe et il est très imprudent de penser le contraire et de se croire au-dessus du lot…


L’orthographe fout le camp

Par François Jarraud (08 décembre 2022)

Plus à flots massifs comme au tournant du siècle. Mais comme une baignoire qui fuit, mot après mot, accord après accord. L’erreur orthographique, hier socialement discriminante, est maintenant bien davantage partagée. C’est bien le statut de l’orthographe qui est interrogé.

Baisse continue du niveau

Comment connaitre le niveau en orthographe des écoliers de Cm2 ? La Depp fait passer à un échantillon d’élèves une dictée et compte les fautes. C’est la même dictée qui sert depuis 1987. Elle a été proposée en 2007, 2015 et maintenant en 2021.

Et tout au long de ces années, le niveau en orthographe a baissé. En 2021, les écoliers ont fait en moyenne 19 erreurs. Soit 18 erreurs en moyenne pour les filles et 21 pour les garçons. En 1987, les écoliers n’avaient fait que 11 erreurs. En 34 ans, le nombre de fautes dans la dictée a doublé !

Mais l’essentiel de la chute a eu lieu entre 1987 et 2015. En 2007, on notait 15 erreurs en moyenne. En 2015, 18. Et 19 en 2021. On voit que si les programmes Darcos ont été impuissants à empêcher la chute, les programmes de 2015 ont ralenti la chute.

La moyenne cache une forte chute du nombre d’élèves faisant peu de fautes. En 1987, 13% des écoliers faisaient moins de 2 fautes. Ils sont 2% aujourd’hui. Ceux qui font plus de 25 erreurs sont passés de 7 à 27%. De 1987 à 2021, on assiste à un tassement de la répartition des élèves avec un nombre de plus en plus dérisoire des élèves maitrisant bien l’orthographe.

Surtout l’orthographe grammaticale

Quel genre d’erreurs font les élèves ? D’après la Depp, il s’agit surtout d’orthographe grammaticale. Les mots sont connus, mais les élèves n’appliquent pas les règles sur l’accord entre le sujet et le verbe et celles sur les adjectifs, sans parler du participe passé. Le nombre des erreurs lexicales est resté à peu près le même (sur le même texte rappelons-le) qu’en 1987.  » L’accord de l’adjectif passe de 46,2 % de réussite en 1987 à 25,3 % en 2021 pour « inquiets ». Là aussi, après une forte baisse jusqu’en 2015, on observe une stabilité en 2021. Concernant l’accord du participe passé, 36,3 % des élèves écrivent correctement le mot « rentrés » en 2021 contre 66,7 % en 1987. Ici aussi, la baisse n’a porté que sur la période 1987-2015″, note la Depp.

Les écarts sociaux s’élargissent à nouveau

Le taux d’erreurs reste lié à l’origine sociale des élèves.  » Les élèves du premier quart font, en moyenne, 21,9 erreurs contre 15,5 chez ceux du quatrième quart. Parmi ces derniers, un tiers (34 %) fait 10 fautes ou moins à la dictée contre seulement 17,1 % chez les élèves du premier quart. Dans les écoles des deuxième et troisième quarts, les performances sont assez proches (environ 19 erreurs en moyenne quel que soit le groupe). C’est donc dans les écoles les plus favorisées et celles qui le sont le moins que le poids de l’origine sociale est le plus important », note la Depp.

Et ça, c’est une mauvaise nouvelle. Car un des faits nouveaux de 2015 était la diminution des écarts sociaux. En 2015, un enfant de retraité ou d’ouvrier faisait entre 19 et 20 fautes quand un enfant de cadre en faisait 13. Mais ce qui avait changé depuis 1987, c’était que le nombre de fautes avait doublé chez les enfants de cadre alors qu’il n’avait fait qu’augmenter de 3 points chez les enfants d’inactifs. L’enquête Depp de 2015 montrait même que l’éducation prioritaire réduit l’écart avec le non-prioritaire. : 19 fautes contre 13 en non prioritaire en 2007, 21 contre 17 en 2015. Le document de la Depp de 2021 ne permet pas la comparaison. Mais il permet de calculer qu’entre les écoles favorisées et celle d’éducation prioritaire, l’écart est passé de 6 à 7 fautes.

Comment expliquer la chute ?

Comment expliquer ce recul de l’orthographe ? Dans le Café pédagogique, Catherine Brissaud et Danièle Cogis, autrices de « Comment enseigner l’orthographe aujourd’hui ? (Hatier), interrogeaient le statut de l’orthographe.  » Le poids des représentations sociales attachées à l’orthographe crée un système de pensée verrouillé dans la société et dans l’institution scolaire. Tout le monde a appris l’orthographe à l’école et tout le monde pense savoir comment on enseigne l’orthographe et comment on l’apprend. Par exemple, l’idée que la dictée et les exercices à trous sont un bon moyen d’apprendre l’orthographe est très ancrée dans la société et donc chez les parents. Tout cela pousse à l’immobilisme alors que la preuve n’est toujours pas faite de l’efficacité de ces exercices… Il y a aussi les programmes qui génèrent de la culpabilité chez les enseignants en leur faisant croire que tous les objectifs peuvent être atteints… Le problème, c’est que la culpabilité ressentie par les enseignants de ne pas atteindre les objectifs des programmes passe sur les élèves, et peut-être davantage sur les moins avancés, qui ne parviennent pas à faire seuls la différence entre ce qu’ils ont compris et l’orthographe telle qu’elle fonctionne ». En orthographe, les erreurs sont des « fautes »… Pour elles, il faut  » prendre le temps que les élèves découvrent et comprennent d’abord, s’approprient, ensuite, un nombre limité de notions. Il faudrait donc que l’école se mobilise sur un programme réduit, de base, réellement. » Cela alors que les programmes avancent à toute vitesse.

Quels remèdes ?

En 2018, la conférence de consensus du Cnesco s’était penchée sur l’enseignement de la grammaire.  » Patrice Gourdet (université de Cergy) expliquait qu’il faut des démarches explicites en grammaire qui permettent de développer la conscience métalinguistique des élèves. Il plaidait pour une grammaire qui favorise la réflexion des élèves, une pratique raisonnée de la langue en contexte d’écriture. Jacques Crinon (UPEC) allait plus loin. Pour lui, le premier critère, c’est la fréquence de l’écriture. Quand les élèves écrivent beaucoup, ils progressent davantage. C’est l’avantage des pédagogies qui font écrire souvent, beaucoup, dans des contextes de communication comme Freinet. La conférence recommandait de faire écrire les élèves et de leur faire reprendre les productions en binôme. Il recommandait aussi d’autres types de dictées invitant à la réflexion sur la langue comme la dictée zéro faute où les élèves peuvent à tout moment poser des questions.

Danièle Cogis appelait aussi à un enseignement réflexif de l’orthographe. « La première posture me parait de trouver les moyens de faire engager par les élèves eux-mêmes les conditions de détecter leurs erreurs plutôt que de corriger leurs fautes… Il s’agit davantage de développer les postures d’investigation, de catégorisation, de réflexion, plutôt qu’espérer que des apprentissages mécanistes soient efficaces. L’orthographe aide au contraire à « détacher de soi » le langage de situation, d’action, en matérialisant des relations qui donnent sens aux textes écrits. Contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas les élèves qui sont défaillants, ce sont les apprentissages qui sont longs à mettre en œuvre ».

Étude Depp
Conférence de consensus
Sur le site du Cnesco
D Cogis


Pour aller plus loin :

Podcast : L’histoire de l’orthographe (Radio France)
https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-histoire-de-l-orthographe

Podcast : Le duel – Réaction de Natacha Polony (à partir de 16:30)
https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-duel-natacha-polony-gilles-finchelstein