Pardonner est un choix
Dans le film « Forgiven », Forest Whitaker incarne l’archevêque Desmond Tutu, chargé de réconcilier l’Afrique du Sud après l’Apartheid.
En 1994, à la fin de l’Apartheid , Nelson Mandela nomme L’archevêque Desmond Tutu président de la commission Vérité et réconciliation : aveux contre rédemption. Il se heurte le plus souvent au silence d’anciens tortionnaires. Jusqu’au jour où il est mis à l’épreuve par Piet Blomfield , un assassin condamné à perpétuité. Desmond Tutu se bat alors pour retenir un pays qui menace de se déchirer une nouvelle fois…
Des familles brisées, décimées par l’Apartheid, Desmond Tutu en a rencontré des milliers en 1995 en sa qualité de président de la commission Vérité et réconciliation. Les victimes du régime raciste d’Afrique du Sud sont invitées à témoigner, tout comme leurs tortionnaires, qui, contre une demande de pardon, peuvent espérer une amnistie.
Un modèle de réconciliation
Dans Forgiven, réalisé par Roland Joffé et au cinéma à partir du mercredi 9 janvier, c’est Forest Whitaker qui incarne avec sensibilité l’archevêque qu’il a rencontré à plusieurs reprises et qu’il admire depuis toujours. 20 000 témoignages de violence et de torture ont été transcrits dans un rapport livré à Nelson Mandela. La commission Vérité et réconciliation a servi depuis de modèle au Rwanda ou au Burundi, déchirés par la guerre civile.
En téléchargement ci-dessous : le dossier pédagogique
La carrière de Roland Joffé aura connu des hauts et des bas. Mais de la Déchirure, son premier film en 1984, sur le génocide au Cambodge, jusqu’à l’actuel Forgiven, sans oublier bien sûr Mission, palme d’or à Cannes en 1986, émerge un fil rouge : l’être humain capable du pire comme du meilleur, l’homme se faisant bourreau, mais aussi se sacrifiant pour sauver son prochain. « Ce qui me passionne, c’est comment les conflits qui agitent la société deviennent nos conflits personnels, mais aussi comment la société est influencée par nos conflits personnels », résume le cinéaste, de passage à Paris en décembre dernier, à l’occasion de la présentation de Forgiven à l’Unesco. Lui-même, né à Londres en 1945, a découvert chez les adultes toute la complexité des sentiments, en les écoutant parler de la guerre avec un mélange de tristesse et de joie : « Joie d’avoir survécu, tristesse et culpabilité vis-à-vis des disparus. »
Forgiven oppose deux visions du monde, deux personnages, l’un réel, l’autre fictionnel : d’un côté, Desmond Tutu, nommé par Mandela président de la commission Vérité et réconciliation, qui offre le pardon à ceux qui avouent leurs crimes ; de l’autre, derrière les barreaux, Piet Blomfeld, un ancien policier incarcéré pour des meurtres, qui crie sa haine des Noirs et exalte la force.
Vous avez remplacé le titre originel de la pièce de Michael Ashton, l’Archevêque et l’Antéchrist, par Forgiven (« Pardonné »). Pourquoi ?
Avant même de voir cette pièce, je m’interrogeais sur le pardon : est-ce quelque chose que l’on apprend ou quelque chose d’inné ? Un jour, sur CNN, j’ai vu l’interview d’une jeune fermière très pauvre du Rwanda. Le commentaire expliquait qu’elle avait perdu son mari et ses trois enfants lors du génocide, en 1994. La caméra pivotait et on découvrait un jeune homme assis à ses côtés. Et le journaliste demandait à cette Tutsi : « Comment est-il possible que chaque vendredi vous preniez le thé avec ce Hutu qui a tué votre famille ? » La fermière fixait la caméra et répondait doucement : « J’ai aimé mes enfants plus que ma vie, j’ai aimé mon mari plus que ma vie, j’ai vécu dans l’amour et c’est ce que je lui apprends. Je dois lui pardonner, sinon je reste dans la haine et cela ne respecte pas l’amour que j’ai eu pour ma famille. » J’ai été bouleversé et cela m’a convaincu que cette capacité à s’ouvrir, à pardonner, est quelque chose de naturel, au point que cela devient source de guérison mutuelle. Cela ne découle pas d’une éducation.
Vous avez rencontré Desmond Tutu : aviez-vous besoin de son accord moral pour faire le film ?
Tout à fait. Je l’ai rencontré à deux reprises, je lui ai soumis le scénario et lui ai dit : « Vous n’êtes pas le héros de cette histoire ! » Il m’a regardé de son air très chaleureux et s’est exclamé : « Comment, je ne suis pas le héros ? Pourquoi ? » Je lui ai répondu : « Votre action, à vous et à -Nelson Mandela, est extraordinaire, c’est un moment unique dans l’histoire de l’humanité, cette idée d’une guérison par cet acte officiel de repentir et de pardon. Mais cela ne pouvait réussir sans l’engagement du peuple, des petites gens. Pour moi, la scène la plus importante du film se joue entre un policier tortionnaire et une femme ordinaire dont la fille a été enlevée par la police. » Il m’a alors dit : « Faites le film ! »
Comment avez-vous créé ce personnage de policier assassin, Blomfeld, figure démoniaque, mais qui connaît une forme de rédemption ?
J’ai beaucoup lu, mais pas seulement sur l’Afrique du Sud, également sur les tortionnaires en Argentine et sur les nazis. Toutefois, il y a dans l’apartheid une singularité, commune à beaucoup de Sud–Africains blancs qui m’ont raconté leur vie, et que j’ai voulu exprimer à travers le personnage de Blomfeld. « Petits, m’ont-ils confié, nous étions amis avec les Noirs des villages proches, nous jouions au football, aux soldats, nous nous baignions ensemble… Mais, vers 9-11 ans, nos relations ont commencé à changer. Cela ne venait pas d’une interdiction formelle, mais nous comprenions à travers de petits gestes de nos parents, un froncement de leur visage, que cette proximité avec les Noirs n’était pas convenable. Nos jeux continuaient, mais désormais eux faisaient les soldats et nous l’officier, ou bien, au foot, notre copain noir était le gardien et nous l’avant-centre… » Ces Sud-Africains blancs ont fini par ressentir cette amitié avec des Noirs comme une trahison envers leur famille. Puis ce sentiment de trahison s’est transformé en une forme de dégoût pour ceux qu’ils avaient aimés.
Votre cinéma s’attache à montrer le pire comme le meilleur dont est capable l’être humain…
Une histoire ne doit jamais être un prêche, mais doit exprimer la vie comme elle est. J’aime à créer des -fictions, mais en partant d’événements historiques qui traduisent la réalité de notre humanité. Ce qui me fascine, c’est que nous sommes toujours dans un déséquilibre et que ce déséquilibre est normal. La vie est mouvement. Un monde sans conflit, comme le décrit Platon, comme le rêvent les idéalistes, devient une forme de prison. J’essaye de ne pas être manichéen, je ne crois pas en la lutte entre le bien et le mal, mais, si on regarde l’Histoire, il y a toujours un combat entre une vie égoïste et une vie ouverte. Entre, d’un côté, l’idée que nous évoluons en nous entraidant et, de l’autre, une vision de la nature humaine marquée par la violence et le triomphe du plus fort. Je crois qu’entre ces deux chemins nous avons toujours pour nous la possibilité de choisir. Je crois au libre arbitre.
Vous vous définissez comme agnostique, cependant vos films mettent souvent en scène des personnages religieux…
Je suis agnostique car je suis le fils de ma génération ; j’ai eu une éducation rationnelle, scientifique, matérialiste d’une certaine manière. Et c’est à travers la science que je tente de prouver qu’il existe quelque chose de plus grand que moi. Si on accepte l’idée de Dieu, il faut alors dire : « Je ne peux pas le comprendre. » Parce que prétendre le comprendre serait l’enfermer dans des limites. Les scientifiques se heurtent à un problème : ils ne peuvent lier les lois de la physique quantique avec celle de la physique classique.
L’opposition entre l’infiniment grand et l’infiniment petit…
Pour moi, cette opposition n’est pas nécessaire, l’un peut découler de l’autre. La base, c’est le monde quantique d’où est sorti le monde classique. Les lois ne sont pas les mêmes, car l’un est la création de l’autre. Alors quel est ce monde à la source de tout ? C’est peut-être le « mind » – le mot anglais pour moi est spécifique, ce n’est pas uniquement l’esprit. Les scientifiques ont peur de cette conclusion, selon eux ce n’est pas de la science. Mais pour un agnostique comme moi, qui est en voyage, sans cesse en train de chercher, il peut être plus facile d’arriver à cette idée.
Forgiven de Roland Joffé, avec Forest Whitaker, Eric Bana
De la pièce de théâtre originale, Roland Joffé a conservé quelques joutes verbales, notamment cette première confrontation, en 1994, dans une prison, entre Desmond Tutu et ce criminel blanc, incarnation presque outrancière de la haine de l’autre. Pour le reste, Forgiven, construit comme un polar, avec suspense et guerre des gangs derrière les barreaux, s’attache à rendre sensible ce cheminement rendu possible par la commission Vérité et réconciliation, cheminement intérieur qui va de la haine à la reconnaissance de ses crimes, jusqu’au pardon. La légèreté n’est pas la qualité première du film, mais les acteurs sont puissants et l’émotion prompte à jaillir par flots.
> La filmographie de Roland Joffé
1984 La Déchirure.
1986 Mission.
1989 Les Maîtres de l’ombre.
1992 La Cité de la joie.
1995 Les Amants du Nouveau Monde.
1998 Goodbye Lover.
2000 Vatel.
2007 Captivity.
2011 Au prix du sang
et You and I.
2013 La Prophétie de l’anneau.
2019 Forgiven.