La chasse aux sorcières

Dans les DNA au cours de l’été

Près de 1600 sorcières – et quelques sorciers – ont été torturées et mises à mort en Alsace entre 1580 et 1630.

Mais la chasse avait commencé bien avant, sous l’impulsion du pape Innocent VIII en 1484, relayé deux ans plus tard par la publication d’un livre, Le marteau des maléfices, véritable mode d’emploi de la chasse aux sorcières, écrit par un inquisiteur sélestadien : Heinrich Kramer, dit institoris.

Pour ce dominicain, les femmes sont forcément coupables, reste juste à les faire avouer. Et pour ça, Heinrich Kramer a ses méthodes, qui furent appliquées dans toute l’Alsace au XVIe et XVIIe siècles…

Aux origines de la grande traque des sorcières en Alsace

Pendant l’été, en six épisodes, nous déclinons en portraits audio une période tragique de l’histoire de l’Alsace : la chasse aux sorcières mortelle qui s’y est déroulée pendant des décennies, faisant de la région l’une des plus virulentes du Saint-Empire romain germanique dans cette quête mortifère.

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Lecture en diagonale
> Massacre méthodique de la population en Europe (1550-1680).
> Collusion entre le temporel et le spirituel.
> Meilleure estimation à ce jour : entre 100.000 et 200.000 exécutions.
> Un exemple historique et hystérique de la théorie du complot.
> Un fallait un ennemi plus grand que la somme de tous les maux de l’époque pour contenir le peuple.
> Le diable et ses représentants sur terre allaient faire l’affaire.
> Le pape Innocent VIII justifie les massacres qui avaient commencés.
> Les femmes doivent rester soumises malgré le passage de la féodalité à la Renaissance.
> Pas question d’émancipation pour elles. Elles doivent rester sous le joug de la domination masculine.
> En cette fin de XVe siècle, il s’agit d’un féminicide massif et systémique orchestré par les pouvoirs temporels et spirituels.
> Le corps et le sexe sont au centre de toutes les accusations.
> Les persécutions coïncident avec l’humanisme rhénan.
> Catholiques et protestants sont à l’ouvrage.
> Un décret de Louis XIV, en 1682, mettra fin à ces exactions pour la France et l’Alsace.

Chapitre 6/6
Anna Göldi, l’ultime sorcière d’Europe, exécutée en Suisse le 18 juin 1782

Anna Göldi allait avoir 48 ans quand elle a été jugée et condamnée pour sorcellerie. Décapitée en place publique à Glaris, en Suisse, le 18 juin 1782, elle est la dernière victime officielle de cette folie meurtrière qui a embrasé l’Europe plusieurs siècles durant.

Textes : Pascal COQUIS

Bien sûr, d’autres ont été sacrifiées après Anna Göldi. Même quand l’État n’a plus voulu cautionner ces massacres abjects, les flammes si longtemps attisées par les petits procureurs de province ont continué à dévorer en silence les esprits.

Ce Diable que l’Église et les hommes au pouvoir désignaient depuis des siècles comme la cause exclusive de tous les maux ne pouvait avoir disparu par enchantement, les sorcières non plus, elles qui étaient les représentantes du Malin sur terre et qui avaient été traquées, arrêtées, torturées et jetées sur les bûchers par fournées entières.

Coupables, forcément coupables, sinon à quoi bon ? Le Diable, ses suppôts, leurs maléfices n’avaient pas pu disparaître comme ça, sauf à croire que pendant des siècles on avait été manipulés, pris pour des crétins ; des veaux qui emmenaient d’autres veaux à l’abattoir.

Non, cela ne se pouvait. Alors, de temps à autre, dans un coin reculé, on en chopait une et on lui faisait passer le goût du pain. Anna Göldi ne sera pas la dernière victime de cette folie furieuse, de ce féminicide comme on ne disait pas à l’époque, mais elle est la dernière en Europe à avoir été jugée et condamnée à mort par un tribunal « compétent » pour ce crime absurde. C’était en Suisse, c’était au pied des Alpes, dans un État qui a proportionnellement brûlé plus d’innocentes victimes que partout ailleurs sur le continent, dix fois plus qu’en France. Il aurait mieux valu ne pas naître là, pas à cet endroit, pas à cette époque. Anna Göldi n’avait rien demandé, ça s’est trouvé comme ça.

Anna Göldi, la dernière sorcière » (1991) de Gertrud Pinkus

Une fille-mère, ce n’est pas bien vu

Le 24 octobre 1734, elle voit donc le jour à Sennwald (un peu moins de 450 habitants), aujourd’hui situé dans le canton de Saint-Gall. Dans ce pays d’éboulis et de vent, à l’écart des voies de communication, les mentalités ont évolué lentement, épousant le rythme des saisons et des bêtes. Comme tout le village, son père, Adrien Göldi, travaille tout au long du jour dans les champs pour parvenir à payer la dîme au bailli zurichois. La vie est rude et la carte postale est belle comme il se doit. Le décor est planté.

Anna vit une enfance sans émoi fondateur notable. À 14 ans, elle trouve une place de servante dans un pauvre logis à la campagne, femme à tout faire semble cependant une appellation plus conforme à la réalité. Elle qui a troqué une misère contre une autre, refuse que le destin la ramène toujours à sa pauvre condition. Un jour elle s’enfuit et est engagée chez un armurier, à Sax, où elle reste six ans, une éternité. On la retrouve chez un filateur à Saint-Gall ensuite, et puis ici et là. Quelques années plus tard, la voilà de retour dans son village, embauchée à la cure de Sennwald. On se dit que pour revenir dans son village à 31 ans, c’est que quelque chose s’est mal passé à la ville. De fait, elle est enceinte mais sans mari pour porter sa valise. Le père de l’enfant est un soldat semble-t-il, il est parti sur un front quelconque ou en manœuvre quelque part ce qui revient au même, il ne remettra plus les pieds dans sa vie. Le début des ennuis.

Une fille-mère, ce n’est pas bien vu et puis il y a ce drame : la nuit suivant l’accouchement, son enfant meurt étouffé. La mortalité infantile a beau être particulièrement élevée dans le secteur en cette seconde moitié du XVIIIe  siècle (210 pour mille), elle est accusée de l’avoir tué. Elle se défend, hurle sa douleur et son innocence, mais elle est néanmoins condamnée au pilori ; un matin, les badauds la voient attachée à un poteau sur la place centrale. Sa condamnation est doublée d’une peine de réclusion : elle devra rester cloîtrée durant six ans. Six ans, dans la maison de sa sœur.

Une nuit, n’y tenant plus, elle prend son baluchon, un peu de viande séchée, quelques fruits et disparaît.

L’arrestation d’Anna Göldi, menottée et emmenée sur la place centrale du village où elle sera décapitée. Image tirée du film « Anna Göldi, la dernière sorcière » (1991) de Gertrud Pinkus.  Document remis

Nouveau coup du sort

Fuir. Fuir cet endroit maudit. La juridiction de Glaris n’est pas très loin, une grosse journée de marche à tout casser. Là-bas, l’herbe sera plus verte et l’air plus pur. Anna Göldi pourra redémarrer une nouvelle vie, on se dit toujours des choses comme ça quand on est dans une impasse.

Embauchée chez un relieur à Glaris, puis à la cure de Mollis où le pasteur, Johann Heinrich, meurt quatre ans plus tard, elle reste auprès de ses enfants et de sa veuve, Dorothée Zwicki. Anna va sur l’âge, mais c’est une belle femme et elle connaît son métier. Elle trouve une place comme tout domestique de l’époque en rêve, chez l’un des fils Zwicki, Melchior, devenu médecin qui tombe malade et puis amoureux d’elle, ce qui est une autre forme de souffrance. Il a onze ans de moins, mais qu’importe, leur passion emporte tout. Le scandale arrive comme on pouvait s’y attendre. Les amours ancillaires passent encore, mais un bâtard avec une boniche, ça non. Les Zwicki sont l’une des plus grandes familles du pays, peut-être même la plus riche de Suisse et même si la Suisse n’était pas encore aussi prospère qu’aujourd’hui, ce n’est pas rien. On la congédie immédiatement, dehors la traînée.

Elle nourrit le dessein de partir à Strasbourg où elle est déjà passée lors d’une précédente errance. La ville lui a semblé jolie avec sa cathédrale pour point culminant. Pourquoi ne pas y refaire sa vie une fois de plus, ce doit être un bel endroit pour regarder grandir un enfant. Selon certaines sources, c’est d’ailleurs en Alsace qu’elle accouche, mais tout cela est confus. Ce qui est établi, c’est que son fils lui est retiré à la naissance et qu’on ne sait pas ce qu’il est devenu. Il a sans doute été envoyé loin, dans une pension ou plus sûrement dans une famille d’accueil à laquelle on payait une somme rondelette chaque année pour le prix de son silence et les repas du petit.

Anna, elle, encaisse encore ce nouveau coup du sort qui décidément s’acharne. Parce qu’il faut bien vivre, elle retrouve une place à Glaris chez Johann Jakob Tschudi, médecin et juge, conséquent notable d’une trentaine d’années, père de cinq enfants. Il y a Suzanne, Heinrich le garçon, que l’on surnomme Heiri, Annemiggeli, Barbara et Elsbeth, la petite dernière qui a un an et porte le nom de sa mère.

Nous sommes en 1780, Anna Göldi a 46 ans et sa fin est proche. Son contrat chez les Tschudi sera le dernier, bientôt elle sera décapitée en place publique, mais n’allons pas trop vite, le bourreau attendra. Car au début, chez les Tschudi, ça se passe bien, très bien même. La nouvelle servante, avec sa belle allure, son port altier tellement en décalage avec sa classe sociale impressionne. Elsbeth, la maîtresse de maison, n’est pas mécontente de sa recrue, les enfants l’adorent et son travail est irréprochable.

Plainte pour harcèlement sexuel

On ne connaît pas le son de sa voix, mais à voir le beau portrait d’elle peint par l’artiste Patrick Lo Giudice on l’imagine, peut-être à tort, un peu rauque, affirmée, une voix de tête. À moins qu’elle ne soit le contraire de son physique, douce et flûtée, présentant alors un étonnant contraste qui devait désarmer son interlocuteur.

Anna Göldi était de toute façon indubitablement séduisante, d’une séduction animale, physique. Pas soumise, ça non. Plutôt du genre intimidant. Un sourire froid, lointainement amer. Est-ce cet air de pétroleuse qui a séduit le docteur Tschudi ? Toujours est-il qu’il tombe amoureux d’elle à son tour. Il n’en dort plus la nuit, guette les moments où elle prépare les chambres pour la rejoindre, badiner un peu avant de passer aux choses sérieuses. Il l’observe à la dérobée, n’en peut plus. Un soir ou un matin, il la bascule sur un lit, une table de cuisine, on n’en sait rien. Une relation se noue si on peut appeler ça comme ça, cachée, honteuse pour lui, douloureuse pour elle.

Car Anna Göldi a déposé plainte pour harcèlement sexuel contre le bon docteur Tschudi en décembre 1781, #balancetonporc. Mais qui se souciait de la plainte d’une bonne à tout faire qui traînait une réputation sulfureuse ? À part l’accusé lui-même bien sûr, angoissé de voir sa lignée salie, il fallait y penser avant.

Pour l’instant, l’affaire est étouffée, les notables font bloc, mais le scandale peut éclater à n’importe quel moment. Johann Jakob Tschudi dort mal à nouveau. Et voilà que l’une de ses filles, Annemiggeli, 8 ans, tombe malade. Enfin c’est ce qu’il dit. À la fièvre, aux convulsions, s’ajoutent des dizaines d’aiguilles qu’elle vomirait dans d’atroces quintes de toux sanguinolentes. On en aurait selon lui déjà trouvé quelques-unes dans son bol de lait peu de temps auparavant. L’affaire paraît incroyable, elle l’est.

Bien sûr, ça ne peut être qu’une malédiction, la vengeance d’Anna Göldi, qui s’enfuit une fois de plus, effrayée par le soupçon, les mots que l’on crache, les regards qu’on lui jette.

On sait qu’elle s’enfuit parce que le 25 janvier 1782, dans le quotidien Neue Zürcher Zeitung , la police publie une annonce promettant 100 couronnes à celui qui permettra l’arrestation de cette femme qui a commis « l’acte incroyable d’apporter une quantité d’épingles et autres choses par des moyens secrets et presque incompréhensibles contre une enfant innocente de 8 ans ».

Les actes du procès d’Anna Göldi.  Document remis

Atrocement torturée

Sa cavale dure un mois. Arrêtée, elle est jetée en prison, atrocement torturée comme des centaines de milliers de femmes avant elle. L’accusation de sorcellerie est anachronique, voilà plusieurs générations qu’on ne brûle plus les sorcières.

Certains s’inquiètent un peu de l’image que cela donne, on renâcle, on discute, on comprend bien sûr, mais l’accusation d’empoisonnement ne pourrait-elle suffire cher confrère ? Seulement, le docteur Tschudi est un homme puissant. S’il dit que c’est une sorcière, c’est que c’est une sorcière. Le conseil de l’Église protestante glaronnaise se charge de mener à bien la procédure, même s’il n’en a pas la compétence. Anna Göldi finira par avouer évidemment, la torture a cela d’extraordinaire que, bien menée par un homme de l’art, et le bourreau de Wyl est un homme de l’art, elle emmène le supplicié là où on veut. Alors oui, elle avoue, elle confesse tout : elle a bien empoisonné l’enfant par l’intermédiaire d’un biscuit, un leckerli, dans lequel elle a inséré des graines jaunes et blanches données par le Diable.

Elle vient de signer son arrêt de mort, ça ne fait aucun doute, mais avant qu’elle ne soit exécutée, M. et Mme Tschudi exigent qu’elle lève le maléfice et guérisse leur fille, qui, après avoir rencontré la bonne maudite, comme par miracle, se porte à nouveau comme un charme. À se demander si elle avait bien été malade, c’est ce qu’on murmure en tout cas dans la salle du Conseil lorsqu’elle apparaît, pimpante, dans sa petite robe de velours rouge. Elle est jolie la petite Annamiggeli.

Le 18 juin 1782, sur la place centrale de Glaris, Anne Göldi est décapitée en public.  Document remis

Le 13 juin 1782, LA Göldi est condamnée à mort. Les débats au sein du Conseil ont été houleux, vraiment cette accusation de sorcellerie, c’est une folie. Le clan Tschudi n’en démord pas : « À mort la sorcière ! » On passe au vote : 32 voix pour 30 contre, elle sera exécutée. Mais pas brûlée, ça, ce serait vraiment trop. Il faut faire vite, coupez-lui la tête et qu’on en finisse. D’autant que si les journaux suisses sont soumis à la censure, la presse étrangère, elle, est sur le coup. Bientôt les articles de deux journalistes allemands feront le tour de l’Europe, révéleront la corruption des juges, la duplicité de l’élite locale, la torture, la justice de classe, tout. Dans le Reichspotreuter du 4 janvier 1783, on parle de « crime judiciaire ». Trop tard pour sauver Anna Göldi. Le 18 juin 1782, le bourreau lui avait tranché la tête en un craquement net et sans appel.

Pour aller plus loin
Les Saisons d’Alsace n°75 : L’effroyable chasse aux sorcières. Disponible sur https://boutique.lalsace-dna.fr
– Retrouvez l’intégralité de la série ainsi que les podcasts consacrés aux sorcières en Alsace sur notre site internet.