La laïcité, contre vents et marées

 

La célèbre psychanalyste explique pourquoi, selon elle, les principes de laïcité doivent s’appliquer aux lieux d’accueil de la toute petite enfance.

Hormis le cercle restreint des milieux de la petite enfance et du cercle plus large des journaux féminins s’intéressant aux parcours de femmes d’exception, rien ne prédisposait la crèche Baby-Loup et sa directrice, Natalia Baleato, à faire la une des journaux et à mobiliser journalistes et intellectuels de tous bords. Moi-même, je n’en avais jamais entendu parler avant 2008, alors que cette crèche a ouvert ses portes à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), en 1991. Et si elle avait pu continuer à travailler dans l’ombre, elle s’en serait fort bien portée. Mais voilà : si l’épopée judiciaire n’est pas terminée, la crèche, elle, a fermé ses portes en décembre 2013. Et il n’est pas encore acquis qu’elle puisse réunir les fonds nécessaires pour renaî­tre à Conflans-Sainte-Honorine, commune du même département.

On peut raconter cette histoire comme un feuilleton judiciaire à suspense qui commence quand l’ex-directrice adjointe, Fatima Laaouej, revient travailler après un congé parental de cinq ans en refusant d’ôter son voile au travail. Licenciée en 2008, elle saisit la Halde et les prud’hommes. La Halde (dissoute depuis) considère que son licen­ciement est discriminatoire, tandis que les prud’hommes donnent raison à l’employeur. En appel, la cour de Versailles confirme le jugement prud’hommal. La chambre sociale de la cour de Cassation, elle, casse le jugement des prud’hommes. L’affaire retourne devant la cour d’appel de Paris. Le dernier épisode date du 27 novembre 2013?: la cour d’appel a « résisté » à la cour de Cassation et donné raison à la crèche Baby-Loup. Mais ce n’est pas terminé, car Fatima Laaouej a fait appel : l’affaire sera rejugée en séance plénière par la cour de Cassation, probablement en 2014.

S’il ne s’agissait que d’un banal conflit du travail, comme certains le prétendent, personne n’en aurait entendu parler et la crèche n’aurait pas fermé. À l’inverse, il ne s’agit pas de dire que l’islam en général est menaçant, mais de lutter contre la revendication agressive de certains d’imposer un ordre différent. Un ordre mettant à mal une certaine idée de la laïcité et les principes républicains auxquels la majorité des musulmans de France adhère.

Les enjeux de l’affaire

On peut raconter l’histoire de Baby-Loup autrement : en mettant les premiers concernés – à savoir les enfants, héros silencieux et victimes oubliées – au centre de l’histoire. De cinquante nationalités différentes, ils peuvent être accueillis 7 jours sur 7, 24 heures sur 24 (jusqu’à l’âge de 12 ans). Mais c’est aussi l’histoire de ces femmes issues de l’immigration. C’est elles qui ont créé cette crèche pour répondre aux besoins d’une population travaillant en horaires décalés et ayant parfois besoin d’un accueil en urgence. C’est elles qui ont entrepris de s’émanciper et de se professionnaliser alors qu’elles n’avaient comme expérience que l’éducation de leurs propres enfants. Majoritairement de confession musulmane, ce sont elles qui ont rédigé le règlement intérieur proscrivant tout signe d’appar­tenance religieuse ou politique au sein de la crèche. De nombreuses activités périphériques ont été organisées pour les parents des enfants, permettant aux mères de sortir de chez elles et de déve­lopper leur esprit critique.

Une « évolution » emblématique

À cet égard, le parcours de Fatima Laaouej, d’origine marocaine, est exemplaire. Exemplaire car, ayant arrêté l’école en classe de 5e, elle a acquis le diplôme d’éducatrice de jeunes enfants. Exemplaire, sa difficulté de concilier vie familiale et vie professionnelle. Exemplaire, enfin, son évolution vis-à-vis des signes extérieurs de la religion?: venue du Maroc en France en 1971, à l’âge de 3 ans, elle a commencé à porter un voile à l’exté­rieur de chez elle vers 1994, puis a « oublié » sporadiquement de l’enlever à son travail, mais sans refuser de l’ôter, pour finir par vouloir l’imposer au nom de la liberté de conscience à l’intérieur de la crèche – les lieux d’accueil collectifs de la petite enfance ayant été omis dans la loi de 2005. Cette « évolution » est le reflet de celle de la ville : on y voit de plus en plus de femmes voilées, quelques-unes en burqa, y compris des fillettes, tandis que les parents se sont mis à exiger le respect de règles religieuses à l’intérieur de la crèche – créant des conflits insolubles assortis de violences verbales et physiques envers le personnel. L’avis de la cour de Cassation les y a encouragés, ayant été compris comme une autorisation à casser le règlement intérieur, gage du maintien de la laïcité contre vents et marées. L’islamisation de la ville passe par un prosélytisme religieux aussi insi­dieux qu’agressif s’appuyant, comme partout dans le monde, sur les femmes et les enfants.

En quoi est-ce un problème pour les enfants ? Le personnel d’une crèche (qui est aussi un relais familial) a une mission éducative et un projet pédagogique. Une personne qui n’accepte pas de retirer les signes d’appartenance religieuse importe avec elle son propre projet pédagogique : les enfants musulmans doivent devenir de « bons musul­mans ». Ceci a des conséquences : nourriture halal, pas de mixité, jeux différenciés, respect de la prière pour les enfants musulmans – toutes règles qui les différencient des autres.

Tel n’est pas le projet pédagogique de la crèche Baby-Loup, qui privilégie au contraire ce que ces enfants de cinquante nationalités différentes ont en commun : l’apprentissage de la langue française, la lutte contre les stéréotypes sexistes dès le plus jeune âge, la mixité et l’égalité entre garçons et filles. Le port du voile n’est pas une affaire vestimentaire anecdotique dont les enfants devraient s’accommoder. Il témoigne d’un prosélytisme passant par les actes plus que par les paroles.

Des principes exemplaires

Aussi important à mes yeux, car dépas­sant la situation locale, toutes les crèches pourraient et devraient s’inspirer des principes de Baby-Loup, et pas seulement sur la laïcité : sur l’accueil fait aux parents, sur la formation continue des personnels, sur le traitement individualisé des enfants pour ce qu’ils sont et non en fonction de la religion de leurs parents. Le conflit a occulté l’originalité de la crèche Baby-Loup ; c’est dommage, car toutes les crèches devraient imiter son projet, pour donner confiance aux parents, pour que les enfants y soient bien traités, pour permettre à ceux qui en ont le plus besoin d’arriver en maternelle avec le maximum de chance de réussite.

Sous les coups de boutoir de ceux qui veulent imposer par la force un ordre différent, le personnel de la crèche a pris la décision de quitter la ville. C’est une grave défaite, non pour Baby-Loup mais pour ceux qui sont censés défendre les valeurs de la République. Pour renaître, Baby-Loup n’est que parcimonieusement financée par les institutions, dont c’est pourtant la mission. Autrement dit, sans soutien privé, ce sera un prétexte pour la faire définitivement disparaître.
 

Caroline Éliacheff
Psychanalyste et pédopsychiatre, chroniqueuse à France Culture, présidente de l’association « La Cause des bébés ». Elle s’est mobilisée autour de l’« affaire Baby-Loup » et a publié à ce propos Comment le voile est tombé sur la crèche (Albin Michel)

 

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