Profs et chrétiens

Enseigner et croire c’est parfaitement possible

Ces témoignages participent, si nécessaire, à mieux percevoir en quoi il n’y a pas d’antinomie entre le fait d’être croyant, recruté par une autorité religieuse et enseigner, sans prosélytisme, dans des établissements laïques.

Les Intervenants De Religion (IDR) et les Professeurs De Religion (PDR) en Alsace vivent cette réalité au quotidien.

Si vous êtes parents d’élèves à l’école élémentaire, au collège ou au lycée, n’hésitez pas, quelles que soient vos convictions religieuses, à aborder le sujet avec eux. Ils sauront éclairer le sujet de leur point de vue et à partir de leur expérience propre sur le terrain éducatif alsacien.
Une réalité que les IDR et les PDR partagent avec la grande majorité des professeurs de toutes les disciplines qui exercent leur métier dans des écoles privées catholiques sous contrat.

Témoignages d’enseignants

> La dimension spirituelle de l’enseignement s’exprime à travers le regard que je porte sur mes élèves.
> Je me considère comme un « passeur », un « éveilleur de consciences », par opposition à la figure du « gourou narcissique ».
> Passer des « SAVOIRS » (donner de quoi mettre en mots des expériences) aux « CONNAISSANCES » (accompagner l’élève vers l’autonomie) et des connaissances à la « SAGESSE DE VIE » (conforter des choix de vie qui visent à faire émerger les qualités humaines utiles à la plénitude de l’existence et à la construction du commun).
> Les élèves ont fait évoluer mon attention aux autres, mon esprit d’ouverture.
> J’essaye de susciter chez [mes élèves] l’émerveillement et la gratitude.
> Etc.

Article de Gilles Donada (La Croix du 02 septembre 2022)

Enseigner, une vocation spirituelle ?

Loin d’un rôle de distributeur de notes, certains enseignants aspirent à partager une vraie dimension spirituelle en classe.

« En tant qu’enseignant en philosophie, je suis parfois atteint de fatigue, de lassitude… Ce qui me fait tenir, c’est la dimension spirituelle de mon métier », dit Louis Lourme. Quand ce directeur de l’établissement Saint-Joseph de Tivoli à Bordeaux (1) utilise le terme « spirituel » (dérivé du latin spiritus : « esprit »), il ne se limite pas à sa dimension religieuse.

« La dimension spirituelle, poursuit-il, se manifeste dans la liberté d’esprit que je reconnais à mes élèves : ils ne sont pas des réceptacles à savoirs. Ils ont une vie propre, autonome, avec une capacité à s’interroger, à penser par eux-mêmes. C’est cette liberté d’esprit que je contribue à former, à faire grandir, par exemple à travers la découverte des arts, de la culture, de la vie relationnelle, de l’intériorité… Je peux également dire que mon métier est spirituel dans le sens où mon outil de travail, c’est mon esprit, mes facultés intellectuelles. La dimension spirituelle de l’enseignement s’exprime, enfin, à travers le regard que je porte sur mes élèves, en tant que croyant. Les élèves ne se résument pas à un ensemble de caractéristiques prédéterminées (milieu social, parcours scolaire, etc.), mais ils sont des visages du Christ. »

Aujourd’hui, ces harmoniques sont menacées, estime Jérôme Prigent, professeur de lettres au lycée Saint-Erembert de Saint-Germain-en-Laye (Yvelines). « Certains voudraient transformer l’enseignant en coach qui applique des techniques et des méthodes, sans que jamais n’intervienne sa subjectivité. Oubliée la joie de transmettre… C’est la mort du métier !, lâche-t-il. Le doute qui pèse sur notre capacité de transmission explique, pour une part, la crise actuelle du recrutement des professeurs. »

Ce prêtre oratorien vibre à l’évocation des œuvres qu’il donne à étudier à ses élèves. « Dans Le Rouge et le Noir, de Stendhal, qui est un roman d’apprentissage, les élèves peuvent s’identifier aux personnages et éclairer ainsi leur propre destin, dit-il.Spleen de Baudelaire les aide à mettre des mots sur leur état intérieur. Avec Phèdre de ­Racine, ils sont confrontés à l’amour impossible… qui peut être une occasion de grandir. »

Jérôme Prigent se considère comme un « passeur », un « éveilleur de consciences », par opposition à la figure du « gourou narcissique » représentée, notamment, par le professeur John Keating, dans le célèbre Cercle des poètes disparus, film sorti en 1989. « On appelle saint Philippe Neri, notre fondateur, le “Socrate romain”, car il aidait ceux qu’il accompagnait à découvrir leur propre vérité. À travers les rencontres, les lectures, la réflexion, la conversation, une sédimentation se produit chez les élèves, un horizon s’éclaircit, révélant un Dieu lent qui se dit à travers les choses de la vie », témoigne-t-il.

François Moog, théologien de l’éducation, rappelle que l’enseignement comporte trois dimensions. La première est la transmission des savoirs. « Les énoncés, les affirmations, souligne-t-il, donnent aux élèves des capacités nouvelles pour appréhender le monde et mettre des mots sur leurs expériences. » La deuxième dimension est la transformation des savoirs en connaissances. Elle s’opère entre autres à travers l’accompagnement de l’élève par le professeur. « L’élève s’approprie peu à peu les savoirs et devient capable d’en faire quelque chose pour sa vie. On peut dire que l’enseignement éduque. »

La troisième dimension apparaît quand ces connaissances deviennent sagesse de vie. « Les connaissances acquises ne se limitent pas à l’obtention d’un diplôme. Elles deviennent un moyen d’inventer son propre art de vivre, qui fait grandir et permet de contribuer socialement au bien commun », poursuit François Moog, pour qui cette transmutation ne peut se produire que si l’enseignant a lui-même expérimenté ces étapes et qu’elles ont contribué à sa propre ­construction.

Les élèves sont sensibles à cette cohérence. C’est ce qui a marqué Coralie Beffa, enseignante en mathématiques dans un lycée de Nice (Alpes-Maritimes) avec « une classe difficile », dont les élèves n’avaient pas choisi leur orientation. « J’étais plongée dans la préparation du concours du Capes, se souvient cette xavière. J’ai décidé de ne pas me rendre à la “course de la solidarité” à laquelle participaient mes élèves. Ils m’ont reproché mon absence : “Comment voulez-vous qu’on s’intéresse à ce que vous nous dites, si vous ne vous intéressez pas à ce que nous faisons ?” »

« Les élèves ont fait évoluer mon attention aux autres, mon esprit d’ouverture, renchérit Florence Guyon, enseignante en français dans un établissement de Seine-Saint-Denis. Je suis fascinée par la variété des êtres humains que je rencontre ! J’ai l’impression d’être en perpétuel apprentissage. » En fin d’année, l’enseignante aime demander à ses élèves ce qu’ils ont retenu. « Ils répondent souvent la rigueur et le travail, et aussi qu’on rigole bien, développe-t-elle. Le plaisir d’apprendre, du côté des élèves, et d’enseigner, de mon côté, est un signe spirituel fort qui m’indique que nous sommes, les uns et les autres, à la juste place. Enseigner pour moi, c’est mettre en relation deux humanités, la mienne et la leur. C’est à la fois beau et difficile. »

Entretenir avec les élèves une relation qui dépasse la matière enseignée, c’est aussi l’intention de Didier Suzanon, professeur de mathématiques au lycée professionnel Ker Anna deKervignac (Morbihan). Cet enseignant aux multiples casquettes (maths, biologie, jardinage, transition écologique), initie ses élèves à la réflexion et à la contemplation. Il a mis en place un rituel à la fin des contrôles de mathématiques. Ceux qui ont terminé plus tôt peuvent réfléchir au dos de leur feuille à des maximes ou des questions telles que : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse », « Quel est ton plus beau rêve ? »… Il les invite à observer la nouvelle floraison des arbres, l’allongement des jours, ou reconnaître la provenance de plats exotiques… « J’essaye de susciter chez eux l’émerveillement et la gratitude », dit-il.

L’adjointe de la direction du lycée catholique Ker Anna est sur la même longueur d’onde. Hélène Contat utilise le moyen du théâtre et de l’analyse de peintures pour amorcer des réflexions spirituelles. L’Enfant Jésus retrouvé dans le temple, de Philippe de Champaigne, un peintre qu’elle affectionne, donne lieu à une analyse formelle (composition, couleurs, lumière) mais aussi à la lecture du passage de l’Évangile en question. À la fin du cours, certains élèves restent pour prolonger la discussion autour des croyances, du sens de la vie… « Au fond, enseigner, conclut-elle, c’est s’adresser à la part spirituelle qui vit en chacun de nous. »

Des élèves de première STL (sciences et technologies de laboratoire) au lycée polyvalent Saint-Léon à Corbeil-Essonnes (Essonne). – Corinne Simon/Ciric

Au lycée polyvalent Saint-Léon, en classe de seconde, section commerce. – Corinne Simon/Ciric


Repères

Le pape François et la question de l’éducation

« Un “pacte éducatif global” [doit promouvoir] l’éducation à l’écologie intégrale selon un modèle culturel de paix, de développement et de durabilité, axé sur la fraternité et sur l’alliance entre l’être humain et l’environnement. » Message pour la Journée mondiale de la paix, 1er janvier.

« Le devoir d’un bon enseignant (…) est d’aimer avec une plus grande intensité ses élèves les plus difficiles, les plus faibles, les plus défavorisés. » Discours aux membres de l’Union catholique italienne des enseignants, dirigeants, éducateurs et formateurs, 14 mars 2015.

(1) Il a dirigé l’ouvrage collectif  Éduquer, c’est-à-dire ? Anthropologie chrétienne et éducation, Bayard, 2019.

Ed du Cerf – 2018 – EAN 9782204126915
Dans ce livre il s’agit de « Religions » à enseigner et pas de « catéchèse » « Quand la menace du terrorisme retentit sur l’école française, chacun se demande comment celle-ci peut y répondre. Le principe même de laïcité résonne souvent dans le vide tant son idée reste confuse. Ne faut-il pas alors revenir à la vocation première de l’école en affrontant la question religieuse comme un objet de connaissance à part entière ?
Ce livre défend un enseignement disciplinaire des religions dans tous les établissements, laïcs comme confessionnels.
Il s’agit de présenter les traditions religieuses non dans une perspective catéchétique, mais selon une approche raisonnée, simultanément empathique et distanciée, sans esquiver l’interrogation sur le sens.
Chaque enfant pourra ainsi accéder au patrimoine civilisationnel issu des religions et mieux comprendre sa propre tradition mais aussi celles de ses camarades.
Cet ouvrage s’adresse à toutes les personnes intéressées par la question éducative et qui perçoivent que le mutisme en matière religieuse ne sert ni la cause de la raison, ni celle de l’école, ni celle du bien commun. »

Entretien avec Xavier Dufour

« L’enseignant nous apprend que le monde n’est pas absurde »

Recueilli par Gilles Donada

Xavier Dufour Professeur de philosophie et de mathématiques (1) Les enseignants sont détenteurs d’une parole qui les dépasse, souligne Xavier Dufour, enseignant chez les Maristes de Sainte-Marie Lyon.

Qu’est-ce qui distingue l’acte d’enseigner ?

Xavier Dufour : L’enseignement, comme les métiers du « care », du soin à la personne, porte sur la relation humaine. La parole y occupe une place éminente. Celui qui enseigne dévoile un sens. Un cours de biologie, par exemple, nous parle de l’être vivant comme d’une structure ordonnée et harmonieuse. Sans le dire explicitement, l’enseignant nous apprend que le monde n’est pas absurde, qu’il y a un ordre à découvrir.

Cette parole est également celle qui éduque, qui encourage, qui relève quand l’élève fait fausse route. Elle affirme que ça vaut la peine de se construire, de se déployer, de grandir. Cela ne va pas de soi, tant notre culture contemporaine penche, parfois dangereusement, vers l’absurde et l’autodestruction.

Et pour l’enseignant chrétien ?

X. D. : Il a conscience que la Parole est créatrice. « Dieu dit : “Que la lumière soit.” Et la lumière fut » (Gn 1,3). C’est par la parole que Dieu fait surgir le monde. Dans nos relations humaines, la parole recrée : paroles de promesse, parole de réconfort… Dieu n’est pas un ingénieur mais un poète qui rend le monde intelligible et lui donne du sens. Et cette parole s’est incarnée dans le Christ, « vrai homme et vrai Dieu », pour sauver l’homme. La sainte carmélite Edith Stein disait que l’éducation est une collaboration à cette œuvre divine de création. Enseignants, nous nous inscrivons dans le mouvement d’une parole qui enseigne, éduque, bénit et sauve.

Le croyant est-il le seul à expérimenter cette transcendance ?

X. D. : Non, bien sûr. Tout ce qui dépasse la sphère des besoins élémentaires élève l’homme et la femme au-dessus d’eux-mêmes. Les humanités, les matières artistiques, mathématiques, scientifiques, entre autres, ouvrent à ce dépassement. L’admiration et l’émerveillement introduisent à la dimension proprement religieuse de l’existence.

On évoque souvent la dureté de la tâche…

X. D. : Je crois que tout éducateur fait l’expérience de l’ingratitude. En fin d’année, quand les élèves reçoivent leurs résultats du bac, certains viennent nous annoncer la bonne nouvelle et nous saluer, d’autres non. « J’ai travaillé toute l’année pour eux, pense-t-on, et pas un merci ! » On apprend à relativiser. Un merci est un cadeau, pas un dû.

Et face à une classe très difficile ?

X. D. : Il est important de se rappeler que les jeunes testent, à leur insu, les éducateurs, comme s’ils les interrogeaient : qu’est-ce qui vous motive pour venir en classe ? Puis-je mettre ma confiance en vous ? Quand des tensions et des conflits agitent une classe, on peut basculer dans la déception, la méfiance, le découragement, voire le cynisme… Pour s’en garder, il faut faire le pari d’une parole d’espérance.

En quoi consiste cette parole ?

X. D. : Elle veut donner une nouvelle chance à l’élève. Je répète souvent : « Vous êtes capables d’autre chose. » Mais parfois, tous les voyants sont au rouge, la situation est bloquée et le constat d’échec semble inéluctable. Le croyant peut encore se tourner vers Dieu et confier son élève à sa bienveillance. L’espérance commence, disait Bernanos, quand on a désespéré de tout.