Il y a 700 ans : Eckhart à Strasbourg

 

Sous la responsabilité scientifique de Marie-Anne Vannier le programme de ce colloque est disponible en téléchargeant le document ci-dessous.

 

Dominicain et théologien mystique, premier allemand à devenir Maître en Saintes Écritures (le plus haut grade universitaire), Provincial des dominicains de Teutonie, professeur de théologie à l’Université de Paris, prédicateur à Strasbourg, Erfurt et à Cologne, Maître Eckhart, né vers 1260 décédé vers 1327, fut le fondateur du mouvement dit Mystique Rhénane, qui influencera ensuite tous les grands mystiques. Il habita à Strasbourg au moins de 1313 à 1315, et de 1322 à 1324, dans un couvent détruit par les bombes en 1870, là où, aujourd’hui nous voyons le Temple-Neuf et le Lycée Sturm.

 
On a gardé de lui des sermons en allemand – les plus connues de ses œuvres – et des ouvrages en latin qui explorent en détail sa doctrine. La vie chrétienne doit selon lui être détachée de tout ce qui encombre l’âme afin que Dieu Trinité puisse y demeurer comme l’homme demeure en Dieu. Alors, uni au Père, le chrétien enfante Dieu le Fils dans son âme. Ainsi que la très grande majorité des Pères et Maîtres médiévaux, il insiste sur le fait que nous sommes appelés à la divinisation, à « devenir par grâce ce que Dieu est par nature » : Dieu s’est fait homme pour que l’homme soit fait Dieu par Dieu et en Dieu. Programme nettement plus séduisant qu’une longue éternité passée à visiter un jardin avec vue sur la Trinité…
 
 
Il distingue avec soin le Lesemeister, le Maître de lecture, simplement instruit et le Lebemeister : celui qui est passé de la théorie (Lesen) à la pratique (Leben, la vie).
 
 
Dénoncé à l’Inquisition par des religieux jaloux de son succès, il quitte Cologne en 1327, arrive en Avignon où il sera jugé avec une grande sévérité, et…. Et c’est tout. On sait qu’en 1328, un texte le dit être déjà mort, mais ni où, ni exactement quand, ni comment. On ne possède aucun portrait ni aucune description de lui. Sur l’Internet, à côté de son nom figure souvent un portait d’un autre maître dominicain, presque totalement inconnu, prénommé Thomas. Voilà pourquoi vous avez ici un portrait… de Jean Tauler !
 
 
 
 
En 1328, une bulle donc posthume, condamne 26 propositions extraites de ses œuvres, quelques-unes comme hérétiques, les autres comme obscures et risquant d’induire les fidèles en erreur. En 1992, le préfet de la Congrégation pour la Foi, le cardinal J. Ratzinger, futur Benoît XVI, a déclaré qu’il n’avait pas à être réhabilité, car la bulle médiévale ne concernait que des erreurs de lecture de sa doctrine, ou des phrases absentes de ses œuvres. Eckhart n’a donc, selon le Magistère, jamais été personnellement condamné, bien que depuis presque 700 ans tout le monde ait été persuadé du contraire !
 
 
Ses principaux disciples vécurent entre Strasbourg et Cologne : Jean Tauler (Strasbourg 1300 – Strasbourg 1361), Henri Suso, Jean de Dambach (Dambach 1288 – Strasbourg 1372, cofondateur de l’Université de Prague), ou Rulman Merswin (Strasbourg 1307 – 1382), et au-delà : Nicolas de Cues.
Sa pensée est citée comme « l’apogée de la théologie mystique d’Occident ».
 
 
Toujours présent, cité par les plus grands penseurs, il est à nouveau redécouvert par le grand public, grâce à de nouvelles traductions de ses œuvres. Luther dira de Tauler qu’il est « le plus correct des mystiques ».
 
 
Puisque Strasbourg est avec Erfurt et Cologne, un des foyers de la Mystique Rhénane, Eckhart et ses disciples devraient y être connus, mais nul n’est prophète en son pays : le mot Tauler à Strasbourg évoque très souvent un boulevard, sans plus !
Pourtant, la mystique rhénane est de plus en plus à la mode. Mais Eckhart a une réputation de complexité qui décourage les lecteurs avant même qu’ils aient commencé. Cette complexité vient de deux directions.
La première est le texte d’Eckhart : des phrases souvent très brèves ou trop longues qui mènent directement à un paradoxe en conclusion. En cela, il est certes typique du christianisme qui affirme Dieu un ET trois, Jésus homme ET Dieu, etc., mais demande un effort de lecture. Effort récompensé par la beauté et la profondeur qui sont alors découvertes. Ici, il faut bien distinguer entre, dans la doctrine chrétienne, ce qui est devenu nouveau pour nous parce qu’oublié, et ce qui est réellement complexe. Souvent le complexe se dénoue lorsqu’on s’habitue à la façon de penser d’Eckhart.
La seconde vient de « l’utilisation » d’Eckhart. Encore maintenant, malgré les efforts de traduction et de commentaires, Eckhart est cité, lu, pour ses sermons allemands. Dans ces sermons, beaucoup n’ont retenu que le détachement, le silence. De grands artistes contemporains se réfèrent à lui, en même temps qu’à des maîtres bouddhistes ou zen, eux aussi vidés de leur substance religieuse. Ce « bouddha chrétien » (sic) répugne à beaucoup. De plus, porté par l’effet de mode, des personnes s’empressent d’écrire sur sa pensée, mais ou bien s’enfoncent dans des complications sans fin, ou bien se trompent complètement. Ainsi, on lit très fréquemment que la doctrine d’Eckhart culmine dans le détachement. Ce n’est pas réellement cela. Le détachement n’est que le moyen pour parvenir à ne faire qu’un avec Dieu et enfanter Dieu en notre âme. De plus en plus, on voit à quel point, il prolonge Thomas d’Aquin, et se nourrit d’Augustin.
 

Jean Devriendt (juin 2013) – http://maitre.eckhart.free.fr