Le droit local s’effrite dans beaucoup de domaines
Le gouvernement estime que les fonctionnaires territoriaux alsaciens et mosellans doivent travailler autant d’heures dans l’année que leurs collègues « de l’intérieur », malgré deux jours fériés supplémentaires : une approche « d’une légalité douteuse », estime Jean-Marie Woehrling, le président de l’Institut du droit local, qui replace cette divergence dans un contexte de remise en cause plus large
Source : Dna du 31 mars 2021 – Photo Christophe Dorn
Interpellé par le sénateur André Reichardt, le Premier ministre explique que les fonctionnaires des collectivités d’Alsace-Moselle peuvent toujours bénéficier des deux jours fériés supplémentaires que sont la Saint-Étienne, le 26 décembre, et le Vendredi saint, mais qu’ils doivent travailler 1607 heures dans l’année comme leurs collègues de la France « de l’intérieur » : comment analysez-vous cette réponse ?
« La disposition (héritée d’une ordonnance de l’Empire allemand datant du 16 août 1892 et conservée après 1918, NDLR) qui dit que le Vendredi saint et la Saint-Étienne sont des jours fériés et chômés en Alsace-Moselle n’a effectivement pas été remise en cause, mais une autre loi a été adoptée (en 2001, mais avec des dérogations qui prennent fin cette année, en vertu de la loi du 6 août 2019 dite « de transformation de la fonction publique », NDLR), qui dit que le temps de travail des fonctionnaires territoriaux est de 1607 heures annuelles, y compris en Alsace-Moselle. Le gouvernement peut considérer que ce sont deux normes qui s’additionnent, mais en pratique, les fonctionnaires alsaciens-mosellans n’ont plus de jours chômés supplémentaires, puisqu’ils doivent travailler autant d’heures que les autres dans une année. »
Pour une régularisation législative
« Personnellement, je pense que l’approche du gouvernement est d’une légalité douteuse. Mais on peut trouver des arguments juridiques dans les deux sens. À n’importe quel moment, quelqu’un peut porter la question devant le conseil constitutionnel. Plutôt que de partir dans une procédure contentieuse qui pourrait prendre des années, on pourrait imaginer, dans le cadre de la prochaine législature, que les parlementaires d’Alsace-Moselle fassent adopter une loi ou des amendements qui viennent préciser que ces deux jours fériés supplémentaires sont déduits du temps de travail annuel des fonctionnaires des départements qui en bénéficient.
Dans le secteur privé, le problème se pose déjà, mais certaines conventions collectives prennent en compte le droit local et précisent que le temps de travail annuel se calcule en fonction de l’existence de ces jours fériés. Ça se discute au niveau des partenaires sociaux. »
Ces deux jours fériés spécifiques à l’Alsace-Moselle ont-ils encore un sens, sur le plan religieux ou social ?
« Le Vendredi saint conserve une signification religieuse aux yeux d’une partie de la population, d’une manière ou d’une autre. Parfois le religieux se mêle au culturel, beaucoup de passions sont lues et chantées. Cela reste un jour particulier. Par contre, la signification religieuse de la Saint-Étienne est désormais inexistante, si elle a d’ailleurs jamais existé : initialement déjà, c’était un jour de plus pour « récupérer » des fêtes de Noël. Ces jours fériés font aujourd’hui partie d’un ensemble de spécificités liées à la religion, avec le statut des cultes, le régime des subventions, l’enseignement, le repos dominical… Cela reste l’expression d’un état d’esprit particulier, d’un rapport à la religion différent du reste de la France. »
Voyez-vous dans l’approche du gouvernement Castex une remise en question du droit local ?
« Cela fait partie d’un mouvement de recentralisation que l’on constate depuis plusieurs années, une attitude d’incompréhension à l’égard d’une spécificité alsacienne. On a vu la disparition de la commission du droit local, théoriquement reconstituée mais qui ne fonctionne pas, aucun membre n’ayant été nommé. Le droit local s’effrite dans beaucoup de domaines : l’enseignement religieux, le notariat, on nous parle d’une codification du droit de l’artisanat… La réforme de l’organisation judiciaire a aussi impacté des règles de droit local. Il y a tout un contexte, qui rend nécessaire que la population d’Alsace-Moselle et ses élus manifestent très clairement leur volonté de conserver ce droit, de le moderniser.»
Un thème de campagne pour les législatives ?
Il faut une prise de conscience que le droit local n’est pas un acquis, qu’il peut très bien s’effondrer. Ça n’est pas un sujet d’élection présidentielle, mais je pense qu’au moment des législatives, il sera important que les candidats s’expriment sur la manière dont ils entendent se positionner sur cette question. Si une volonté forte de défendre ces jours fériés se manifeste, le pouvoir central en tiendra compte – c’est comme ça que ça se passe en France.
Cette remise en question est-elle sans précédent ?
« Après la Seconde Guerre mondiale, beaucoup d’éléments du droit local ont été supprimés, mais l’Alsace-Moselle était encore KO, il n’y avait pas eu beaucoup de réactions. Ces évolutions s’étaient faites dans le cadre d’une modernisation générale du droit français, sur la sécurité sociale, l’artisanat, l’apprentissage, le régime minier… Dans la plupart des cas, c’était d’ailleurs légitime, et positif. Dans d’autres cas, on a perdu des originalités, parce que nous n’étions pas en capacité de les faire valoir.
Dans les années 1980, il y a eu une redécouverte du droit local, avec notamment la création de l’Institut du droit local. Le pouvoir central a été coopératif pendant deux décennies, on a pu faire des réformes, moderniser certains éléments du droit local. La France était dans une période de décentralisation, d’ouverture à des influences européennes, qui prônaient l’acceptation de la diversité, la sortie d’un modèle uniforme. La construction européenne elle-même impliquait une pluralité de dimensions : le droit européen, le droit français, le droit de la décentralisation… Le droit local alsacien-mosellan était accepté comme l’une de ces dimensions. À partir des années 2000, la situation s’est dégradée, dans le contexte d’un retour à la centralisation, à l’uniformisation. C’est toute la décentralisation qui a pris un coup. »
Deux formes de diversification territoriale
Après la mort d’Yvan Colonna, l’État vient d’accepter de rouvrir le dossier corse, des droits supplémentaires sont envisagés pour la collectivité : n’est-il pas paradoxal de voir le mouvement à l’œuvre en Alsace-Moselle ?
C’est effectivement un peu contradictoire. Certains soulignent que les Alsaciens ne sont pas bien payés pour leur esprit de discipline et de légitimité. Le terme d’autonomie ressort dans le débat politique, ce qui ne veut pas dire grand-chose. Il faut distinguer deux idées : d’une part, celle de donner plus de responsabilités à une collectivité territoriale, idée commune en Europe (la France a d’ailleurs signé en 1985 la Charte européenne de l’autonomie locale) ; d’autre part, l’idée d’accorder des dispositions juridiques spécifiques à certains territoires – c’est le droit local en Alsace-Moselle, mais celui-ci ne relève pas des collectivités territoriales correspondantes, mais du parlement et du gouvernement français.
À un moment, il pourrait y avoir une rencontre de ces deux formes de diversification territoriale, en accordant à une collectivité des compétences « normatives », pour élaborer des règlements particuliers, une sorte de nouveau droit local. On en parle depuis des années, peut-être moins en Alsace qu’ailleurs, mais il y a là de grandes angoisses dans l’imaginaire français, la crainte que cela remettrait en cause l’unité nationale. En réalité, la quasi-totalité des pays européens présentent des formes de différenciation territoriale : l’Espagne, l’Italie, le Royaume-Uni, sans parler des pays fédéraux. C’est une autre interprétation de l’unité, dans le sens d’une plus grande souplesse, d’une plus grande adaptation aux circonstances locales.
Le droit à la différenciation était un des arguments en faveur de la création de la Collectivité européenne d’Alsace (CEA) : le gouvernement a dit oui à ce symbole, mais rogne un droit local aux implications plus concrètes dans la vie des Alsaciens…
La création de la CEA a été effectivement un fait symbolique. Au plan des compétences, elle n’est guère plus qu’un gros département. Se pose donc la question de lui en donner davantage, en la transformant en région – c’est le débat sur l’éventuelle sortie du Grand Est – ou en lui transférant des compétences de l’État, par exemple dans le domaine de l’éducation, puisqu’une des dimensions fortes de l’Alsace est la recherche de la reconstitution d’un certain bilinguisme. Cela pourrait constituer un droit local futur.
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